Comme d’habitude, nous sommes arrivés en avance. À midi moins le quart, nous patientions tous les quatre devant le 12, rue Royale. Je ne quittais pas des yeux Maryse, ma future belle-fille. Depuis que je l’avais rencontrée, tout à l’heure, j’avais envie de la serrer fort dans mes bras. Des yeux comme des vitraux, des jambes à la Mistinguett. Et enjouée, avec ça, et pas bête du tout. Un peu trop maquillée, bien sûr, mais que voulez-vous, les jeunes filles d’aujourd’hui… Qu’allait-elle se fourrer avec mon mesquin de fils ? Je le connaissais mon Denis, il était capable de lui filer deux, trois torgnoles. Il avait le vin mauvais. Lucien me tira par la manche. — Où qu’c’est que t’as eu l’argent ? Allez, dis-le-moi. Dix fois qu’il me posait la même question. Ça le chamboulait, Lucien, que je les invite au bistrot. Il se posait des questions. Sûr, c’était pas avec la ferraille qu’il me laissait que je pouvais économiser. J’ai passé la main dans ses cheveux. — Ne t’inquiète pas, Lucien. Il réajusta la manche gauche de son manteau afin de cacher ses deux doigts arrachés. Lucien faisait tout pour passer inaperçu, comme s’il n’avait jamais connu les tranchées. D’ailleurs il n’en parlait pas, de ce qui s’était passé là-bas. Il fallait dormir dans son lit pour deviner ce qu’il avait enduré. Ses cris nocturnes me glaçaient le sang. Heureusement, il avait vite trouvé un emploi administratif aux hospices civils. Emploi ou pas, ça ne l’empêchait pas d’être toujours aussi radin, Lucien. Pour ça, la Grand’ Guerre l’avait pas changé. Les deux tourtereaux ricanaient dans leur coin. Le pitre, c’était bien la seule chose que Denis savait faire. La colombe avait succombé à ses drôleries. Quand arriveraient les premiers cognons⁵, elle s’en mordrait les doigts. J’eus du mal à respirer. On me tira une deuxième fois la manche. — Nom de dieu, c’est m’sieur le maire, chuchota Lucien. Un bonhomme patientait sur le trottoir d’en face. Il avait l’air sérieux et chic, avec ses sourcils froncés et sa moustache bien taillée. — Ne fais pas l’imbécile. Not’ maire a bien aut’ chose à faire que de traînasser dans la rue. — C’est m’sieur le maire, je te dis, répéta Lucien. La porte s’ouvrit et la mère Brazier apparut. — Monsieur Herriot⁶, vous êtes déjà là ! Puis elle tendit les bras dans notre direction. — Entrez donc, vous êtes chez vous. Nous avons obéi. Nous sommes entrés prudemment. La salle était exiguë, seuls une petite vingtaine de couverts étaient dressés. Le carrelage brillait. Un poêle à bois surchauffait la pièce. Nous n’avions pas enlevé nos manteaux que monsieur le maire était déjà installé. Je m’assis à côté de Lucien, en face de Maryse. Je tenais à éloigner Denis, il me couperait l’appétit. Grignette apporta la carte. Je ne sais si elle me reconnut. Avant même que Lucien ne réagisse, j’ai saisi la carte avec autorité. J’ai commandé ce qu’il y avait de moins cher : quatre menus à cinq francs et un pot de beaujolais. Je n’ai pas osé commander un apéritif, je ne voulais pas abuser de Madame Brazier. Lucien et moi avons commencé à questionner Maryse. Gentiment. Pour faire connaissance, quoi. Son père était ouvrier chez Berliet, sa mère au foyer. Elle avait une grande sœur et deux petits frères… Très vite je n’ai plus écouté. J’étais focalisé sur Denis. À mesure que sa fiancée parlait, je le voyais pincer les lèvres, ou la contredire d’un léger mouvement de tête. Je crois que je me serais étranglée si Grignette n’avait apporté les entrées. — Fond d’artichaut à la périgourdine. La tablée s’est tue. À la première bouchée, Lucien a dit : — Ça se mange froid, d’ordinaire, non ? Il a goûté une deuxième fois. — C’est pas mauvais, ces petites noix. Très bon, même. J’étais contente que ça lui plaise. J’allais lui caresser la nuque quand mon fils a ajouté : — Ça change de la lavaille⁷ que nous sert m’man. Puis il gloussa. J’eus la drôle d’envie de lui fourrer son artichaut dans le corgnolon⁸. — Ça ne doit pas être donné, dit Lucien. Dis-le-nous maintenant : où qu’c’est que t’as trouvé l’argent ? Décidément, il était obsédé. — J’ai mes petits secrets, voilà tout. J’ai regardé ma belle-fille pour obtenir un sourire complice, mais elle a baissé la tête. Lucien a servi le beaujolais. La porte d’entrée s’est ouverte pour laisser passer un homme au visage fin et au chapeau élégant. Il fut accueilli par un « Ah, Tony ! » de monsieur le maire. L’homme nous salua distraitement et alla s’asseoir à la table d’Herriot. Je connaissais la trogne de Tony Garnier. Il avait construit les abattoirs de la Mouche⁹, réquisitionnés pendant la guerre. J’y avais travaillé deux ans, à vérifier et déplacer des milliers d’obus. Le travail était dur mais étrangement, j’en gardais un bon souvenir. J’avais l’impression de servir à quelque chose, pas comme maintenant. Et j’avais des sous, à moi. Mais là-haut, ils avaient dit : il est temps de rentrer au foyer, Mesdames ! Le « foyer de la paix », tu parles ! — Hélène, tu es en train de découper la nappe, dit Lucien. Denis pouffa de nouveau. Grignette débarrassa les assiettes. Deux minutes après, la mère Brazier débarquait. Elle posa les deux plats sur la table. — À vot’ droite, quenelles au gratin sauce Nantua, aboya-t-elle. À vot’ gauche, poularde demi-deuil. Elle sortit un couteau de boucher de je ne sais où, et entreprit la découpe. Pendant que son couteau et sa longue fourchette voltigeaient autour de la volaille, elle nous précisa la recette : — La poularde vient de Louhans, et seulement de Louhans. Bien grasse, bien tendre, dix-huit cents grammes environ. On glisse des lames de truffes sous la peau. Pis hop, dans un bouillon de jarret de veau aux légumes. Poché, quoi. — C’est pas la recette de la mère Fillioux¹⁰ ? hasarda Lucien. Ce qu’il avait pas dit. Le visage de la cheffe s’empourpra. Brazier ne portait pas mieux son nom qu’à cet instant. J’ai cru que Lucien allait se prendre le plat de quenelles sur le coin de la trogne. — La mère Fillioux ? Connais pas. Les artichauts vous ont plu ? — Parfait, un régal, répondis-je pour détendre l’atmosphère. Vous avez monté votre restaurant toute seule ? — Les patrons du Dragon¹¹ m’ont un peu aidée. — Et votre mari ? — Pas de mari, pas de souci ! Elle partit d’un rire tonitruant, puis se reprit : — J’ai un ami. Mais ici, c’est moi qui commande. Denis renifla bruyamment pour signifier son désaccord. La mère Brazier l’ignora. — Et vous vous en sortez ? continuai-je. — Les soirs, ça va à peu près. Les midis, c’est le désert, regardez. Elle ouvrit les bras. Nous n’étions toujours que six dans la salle. Je me mis à rougir. Je pensais que son affaire tournait. Maintenant, j’avais l’impression d’agir en pique-assiette. J’ai ajouté, confuse : — En tout cas, on sent que c’est fait avec le cœur. — Balivernes ! La cuisine ne vient pas du cœur, elle vient de la marmite. Je vous laisse déguster. C’est de la cuisine d’cheu nous, comme on dit. Elle me glissa un clin d’œil et disparut dans la cuisine. *** Maryse fit poliment le service. Nous dégustâmes poularde et quenelles dans un silence que seules les louanges de Lucien rompaient. « Hmm ! », « Tendre à souhait ! », « Tel que ça doit s’manger ! » Il ne resta rien de la volaille. Denis commanda un autre pot, sans que je puisse intervenir. J’avais honte de profiter de Madame Brazier. Grignette vint donner un coup de patte¹² sur la table. En attendant les fromages et le dessert, je questionnai Maryse sur son avenir. — En ce moment, je fais quelques ménages pour aider mes parents. J’économise pour pouvoir devenir infirmière. S’il y a une aut’ guerre, je serai utile… — Y’aura pas d’aut’ guerre, bougonna Lucien. — Bien sûr, bien sûr… Mais il y aura toujours des malades. Quand vous voyez tous ces gens… Elle discourait avec un tel entrain qu’elle agitait les mains en l’air. Ses pommettes se coloraient. Elle avait son futur dans les tripes, ça se voyait. Denis rompit le charme : — Elle travaillera pas, Maryse. Elle aura pas besoin. Y’aura assez de choses à fabriquer à la maison. Papa, tu me sers un aut’ verre ? Maryse ne releva pas. Lucien servit une rasade à son fils, en feignant de n’avoir rien entendu. Ma respiration était bloquée. Si ça continuait, j’allais encore fondre en larmes. — Et c’est pas c’te grosse vache de cuisinière qui va changer les choses, ajouta Denis. Je me suis levée. J’ai armé mon bras aussi loin que j’ai pu. La gifle est partie, si puissante que la tête de Denis a vrillé. Il est tombé de sa chaise. Derrière, j’ai entendu « on se calme, on se calme ». Monsieur le maire, sans doute. J’ai saisi Maryse par le col et l’ai fixée dans les yeux. — Toi, tu files. Je ne veux plus te voir fricoter avec mon crapaud de fils. Deviens aide-soignante, trouve-toi un meilleur mari ou que sais-je. Prends exemple sur la mère Brazier. Allez, file. Maryse a hésité quelques secondes. Pas non plus des heures. Elle a pris son manteau. On ne l’a plus jamais revue. Comme quoi, suffisait qu’on l’aide à prendre une décision. Quant à mon fils, depuis cette gifle, il se tient à distance. Oh, il n’a pas changé pour autant. Mais il fait gaffe quand je suis dans les parages. Bien sûr, ce jour-là, il n’est pas resté déguster fromages et dessert. Dommage pour lui, le saint-marcellin coulait sur la langue. Madame Brazier nous a servi sa brioche et ses pêches flambées, comme si nous étions encore quatre. Je pense qu’elle l’a fait exprès. Lucien s’est empiffré. Depuis, j’ai trouvé un emploi à mi-temps dans une usine de conserves. J’emmène Lucien deux fois l’an chez la mère Brazier. Même devenue vedette, avec ses étoiles Michelin et tout le tintouin, sa table nous est ouverte à un prix raisonnable. Toujours le même menu. Et c’est moi qui régale. Et sinon ? Lucien et moi continuons notre vie, ni vivants ni morts. Comme en demi-deuil. ¹ Baigner dans la benne. En parler lyonnais : être confus, un peu fou. ² Être après faire quelque chose. En parler lyonnais : être en train de faire quelque chose. ³ La mère Bizolon (1871-1940) est une veuve de guerre, accueillant dans son bistrot à Perrache tous les soldats mobilisés ou en permission. Elle continuera de les accueillir après la guerre, leur servant le « déjeuner des soldats ». On la baptisera « la maman des poilus ». ⁴ Grignet/grignette. En parler lyonnais : chétif/chétive, frêle. ⁵ Cognon. En parler lyonnais : coup. ⁶ Édouard Herriot, maire de Lyon de 1905 à 1940, puis de 1945 à sa mort en 1957 (mais aussi député, président du Conseil des ministres, etc.). ⁷ Lavaille. En parler lyonnais : soupe trop claire. ⁸ Corgnolon. En parler lyonnais : gosier. ⁹ Réhabilités et rebaptisés « halle Tony-Garnier », salle de concert et d’exposition. ¹⁰ Françoise Fillioux (1865-1925) est la « mère » réputée de l’époque. Eugénie Brazier a beaucoup appris dans ses cuisines. Les deux femmes ne se sont jamais bien entendues. ¹¹ Après être passée chez la mère Fillioux, Eugénie Brazier a travaillé quelques années à la brasserie du Dragon, rue de la République. ¹² Coup de patte. En parler lyonnais : coup de torchon, de chiffon.

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« Prends exemple sur la mère Brazier »