
20 ans après la première accession d’un candidat d’extrême droite au second tour de l’élection présidentielle française, le « barrage républicain » ne semble plus autant une évidence. De nombreux acteurs du monde politique, culturel et sportif lyonnais appellent pourtant clairement à voter Emmanuel Macron pour éviter la victoire de Marine Le Pen. S’ils reconnaissent une certaine lassitude, « un sentiment de redondance », ils estiment aussi que leurs appels ne sont plus autant relayés, et dénoncent au contraire la place accordée dans les médias ces dernières années aux idées d’extrême droite et à leurs représentants. Une enquête de Julia Blachon et d’Honorine Soto, illustrée par Sandrine Deloffre.
En avril 2002, plus de 50 000 Lyonnais avaient pris le pavé pour appeler à « un barrage républicain » contre Jean-Marie Le Pen, qualifié surprise du second tour de l’élection présidentielle. Des milliers de jeunes avaient noirci la place des Terreaux pour entendre les voix de Noir Désir, Têtes raides, Yan Tiersen et Thomas Fersen se mêler dans un concert improvisé simplement baptisé « Non ». Les institutions culturelles, universitaires et les milieux économiques lyonnais s’étaient mobilisés avec la même énergie que celle qui, 4 ans plus tôt, leur avait permis de mettre en échec l’alliance entre Charles Millon (UDF) et Bruno Gollnisch (FN) à la région Rhône-Alpes.
Jacques Chirac avait finalement obtenu à Lyon plus de 85% des suffrages, et les Lyonnais étaient fiers de ce message adressé au monde. Rien de comparable 20 ans plus tard, où beaucoup d’électeurs semblent compter sur les autres pour éviter que l’irréparable ne se produise. Pourtant, ni le vote blanc, ni l’abstention ne pèseront dimanche soir, comme le rappelle Alain Blum, président lyonnais de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) : « Pour éliminer Marine Le Pen des urnes, il n’y a pas d’autre choix que de voter Emmanuel Macron ».
« Appeler à faire barrage à l'extrême droite n’est plus suffisant aujourd’hui, il faut des engagements clairs pour convaincre les indécis »
Les acteurs du monde de la culture et sportif estiment pourtant être tout autant mobilisés qu’ils ne l’étaient il y a 5 ans. Pour Roland Auzet, metteur en scène de la compagnie ACT Opus et ancien directeur général artistique du théâtre de la Renaissance, la mobilisation est tout aussi forte mais le contexte a changé : « Aujourd’hui, avec la guerre en Ukraine notamment, les …
mobilisations sont multiples. En 2002, lorsque le FN est arrivé au second tour on en a pleuré, en 2017 on avait le FN dans la main et maintenant on l’a en intraveineuse. C’est devenu une pluie de massues récurrentes. Mais ce n’est pas parce que cela devient récurrent qu’on l’accepte. Je lutterai en permanence contre l’extrême droite ».
Cette année, il a choisi de signer des pétitions organisées par le Syndicat National des Entreprises artistiques et culturelles (SYNDEAC). L’une d’elles « Lettre ouverte au président candidat », appelle à voter pour Emmanuel Macron, mais lui demande en retour de prendre certains engagements : « nous vous demandons […] d’adresser des signaux clairs en faveur d’une union seule à même d’empêcher l’extrême droite d’arriver au pouvoir ». Pour Joris Mathieu, directeur du théâtre Nouvelle Génération et membre du bureau de la SYNDEAC, ces engagements concernant notamment le service public et l’écologie sont primordiaux : « ce second tour est plus dangereux qu’en 2017 car la société est encore plus clivée et surtout la défiance envers les institutions est beaucoup plus forte. Appeler à faire barrage à l’extrême droite n’est plus suffisant aujourd’hui, il faut des engagements clairs pour convaincre les indécis ».
« Des metteurs en scène ont appelé des médias pour s'opposer à l’extrême droite, mais ces derniers ont décliné. Pas assez polémique. »
D’autres acteurs de la culture lyonnaise ont privilégié une pétition sur change.org, parmi lesquels on distingue notamment l’ancienne directrice de la Maison de la Danse de Lyon, Dominique Hervieu. « Comme nous avons un président en intérim actuellement, il me semble qu’il n’est pas en mesure de prendre position sur cette actualité car il sera parti dans quelques mois. Mais le fait que Dominique Hervieu ait dirigé la Maison de la Danse pendant dix ans, et qu’elle ait signé, en son nom personnel, la pétition, représente en quelque sorte notre établissement » pense Anouk Aspisi, secrétaire générale de la Maison de la Danse de Lyon. Si la mobilisation semble en effet de même intensité que les années précédentes, Anouk Aspisi reconnaît qu’elle est un peu tardive : « ce délai s’explique je crois à cause du rythme particulier de la campagne électorale 2022 ». Néanmoins, même si les organisations culturelles ont été au rendez-vous, Roland Auzet regrette que les médias n’aient pas laissé plus de place à un dialogue sur la montée persistante de l’extrême droite : « Des metteurs en scène ont appelé des médias pour s’opposer à l’extrême droite, mais ces derniers ont décliné, car cela n’était pas assez polémique pour eux. Je crois vraiment qu’on doit faire de la place à un dialogue pour inventer un autre monde, pour éviter d’avoir constamment l’extrême droite aux portes du pouvoir », ajoute ce dernier.
Du côté des sportifs, plus de 200 athlètes français ont signé une tribune publiée par l’Equipe pour appeler à voter Emanuel Macron, et ainsi à faire barrage à l’extrême droite. Parmi eux, Jean-Michel Aulas, le président du club de l’OL. Par ailleurs, les deux joueuses du club, Eugénie Le Sommer et Amandine Henry, ont appelé à voter Emmanuel Macron via leurs comptes Twitter. Le diocèse de Lyon est en revanche resté silencieux, à l’image du nouvel archevêque de Lyon Olivier de Germay, qui n’a pas répondu à l’appel du prélat lyonnais Christian Delorme. Dans Le Monde, le « curé des Minguettes » estime que « l’extrême-droitisation du catholicisme français » est une « tragédie », un « christianisme sans Jésus », lui qui avait « prêché l’accueil de l’étranger, la fraternité universelle ». Et de dénoncer une « instrumentalisation politique du christianisme comme il n’en a pas manqué au cours de l’histoire, et comme en témoigne aussi de nos jours l’actuel patriarche orthodoxe de Moscou encourageant et bénissant l’agression russe contre l’Ukraine. »
La crainte de voir Marine Le Pen s’installer à l’Élysée a en revanche fait sortir de sa réserve Kamel Kabtane, recteur de la mosquée de Lyon et président des mosquées du Rhône. Alors qu’il n’avait pas pris position en 2017, il a cette fois appelé les musulmans lyonnais à se mobiliser pour le second tour en allant voter contre Marine Le Pen : « Nous n’avons pas pris position en 2017 car c’était joué dès le départ. S’opposait un candidat nouveau et une candidate que l’on connaissait très bien. Cette année, l’enjeu n’est pas le même, et nous sommes très inquiets ».
« Un fort taux d’abstention permettra d’annuler les élections présidentielles et de les recommencer » nous assurent des partisans du mouvement « Ni Macron, ni Le Pen ».
De leur côté, les élus locaux semblent partagés entre la volonté de « ne pas jouer à se faire peur » et celle de ne pas minimiser le risque d’une mauvaise surprise, toujours possible, dimanche soir. « Je pense qu’il faut rester méfiant. Je suis toujours marqué par l’émergence du mouvement « Trumpiste » aux États-Unis. Il a réussi à devenir président, alors même qu’il était seul contre tous » s’inquiète George Képénékian (LREM), ancien maire de Lyon. Une analyse que rejoint son ancien concurrent, Yann Cucherat (Pour Lyon) : « la mobilisation contre le Rassemblement national est moins importante cette année car il y a une lassitude de la part des Français de la voir au second tour, il y a une généralisation de ses opinions, et c’est bien ce qui est le plus inquiétant dans cette histoire ».
(publicité)

En plus d’une lassitude importante de voir le même scénario se répéter d’élection en élection, il y a une montée en puissance d’un sentiment de colère envers le gouvernement actuel, selon Sandrine Runnel (PS) : « Emmanuel Macron a tellement déçu les Français que je peux comprendre la réaction de certains à ne pas vouloir voter pour lui ! » clame-t-elle, ajoutant qu’il y a « aujourd’hui, il y a un ras-le-bol considérable d’Emmanuel Macron ».
Pour George Képénékian, le mot même de « barrage » n’est plus approprié. « La France ne fait plus bloc, comme elle a pu le faire en 2002 et on voit même l’émergence de nombreux mouvements contestataires ». Parmi eux, le mouvement « Ni Macron, Ni Le Pen », actif surtout au sein des Universités, invitant à s’abstenir ou à voter blanc lors du deuxième tour des élections présidentielles. Par démagogie ou par ignorance, plusieurs de ses membres ont confié aux journalistes de L’Arrière-Cour leur certitude qu’un « fort taux d’abstention permettra d’annuler les élections présidentielles et de les recommencer. C’est pour ça que nous nous mobilisons » nous a ainsi confié Thomas* (le prénom a été changé), étudiant en humanitaire à l’école Bioforce. Rien de tel n’est pourtant prévu, comme l’illustre la forte abstention aux dernières élections municipales, mais l’intéressé est resté sourd à nos dénégations. À Lyon, ce mouvement semble cependant rester marginal, et s’est surtout manifesté par la pose de banderoles sur les Universités, actions qui ont été menées par trop peu d’étudiants pour inquiéter leurs directions : « Nous n’avons pas pris position car il n’y a pas de mouvements émergents, il s’agit juste de banderoles. Ce n’est pas le sujet » explique ainsi Hélène Turlan, directrice de la communication de Lyon II, inquiète sans doute de ne pas donner trop d’importance à une mobilisation jugée non représentative. Est-ce que les étudiants et les citoyens lyonnais auront été effectivement insensibles aux sirènes du « ni Macron, ni Le Pen » ? La vraie réponse ne sera donnée que dimanche soir à 20h.
Julia Blachon et Honorine Soto
Dimanche soir, abonnez-vous sur Twitter au compte @CourArriere, pour suivre la soirée électorale avec la rédaction de L’Arrière-Cour.