
L’Arrière-Cour
a suivi pendant deux jours les militants du Rassemblement national (RN) du Rhône à bord de leur bus floqué à l’effigie de leur candidate, Marine Le Pen. De Saint-Priest à Saint-Genis-Laval, l’accueil reçu n’est pas le même… et le discours non plus. Mais l’objectif reste identique : convaincre en atténuant les postures les plus radicales de leur programme. Un reportage d’Honorine Soto. « Le programme qui va vous rendre l’argent ! Marine, c’est l’espoir de la France. Elle a le même programme que Jean-Luc Mélenchon sur le plan social et du pouvoir d’achat. » Sur le marché de Saint-Priest, Antonin Greco lance à la criée les arguments qui feront mouche dans une commune où le candidat « insoumis » est arrivé en tête au premier tour avec 32,97%. À 21 ans à peine, c’est le plus jeune des militants RN qui ont pris place dans le bus affrété par le parti pour sillonner le département du Rhône.
On dénombre une dizaine d’autres participants, tous des retraités. Il y a notamment Alain, ancien policier et « frontiste » depuis 40 ans, qui semble entraîné par la fougue de ce jeune militant et tente à son tour d’alpaguer les passants : « Marine Le Pen, c’est la garantie d’un programme populaire, pour les petites gens », entonne-t-il, tracts à la main. L’argument interpelle une femme voilée, la soixantaine, qui refuse de donner son nom mais accepte la discussion avec Yves. « Marine Le Pen, son programme il est bien mais sa position sur le voile, c’est pas possible. » Jeune retraité et adhérent depuis deux ans seulement, Yves domine la petite troupe par sa taille et se veut rassurant : « Mais non, madame, vous pourrez le garder, votre voile ! », répond-il tout sourire. Antonin Greco en rajoute une couche : « Vous savez, c’est le peuple qui choisira par un référendum de l’avenir du voile. C’est vous qui choisirez, pas Marine. » En deux phrases seulement, l’indécise est conquise : « Il parle bien le petit, vous m’avez convaincue ! »
« Elle aime les animaux, elle a même un élevage de chats »
Engaillardi par cette réussite, Antonin Greco cherche la discussion avec le maximum de passants sur le marché. Beaucoup prennent le tract sans rien dire, comme Ourda, 60 ans, curieuse. Pour l’instant, elle n’est pas séduite : musulmane, elle a voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour et n’a pas encore fait son choix pour le second. « J’en veux à Emmanuel Macron car il a fermé le Collectif contre l’islamophobie en Fr…
ance, le CCIF, alors que cet organisme faisait beaucoup pour les gens victimes d’islamophobie. Mais Marine Le Pen, je ne sais pas trop quoi en penser. Elle n’aime pas trop les musulmans.
» Elle restera finalement à l’écart, sans engager la discussion avec les militants du RN.
Ces derniers sont toutefois régulièrement interpellés par des femmes se déclarant musulmanes et inquiètes des projets de Marine. Yves est à nouveau celui qui en fait le plus pour les rassurer : « Vous savez, je connais personnellement Marine, c’est une femme généreuse et surtout, ce n’est pas une menteuse : elle est humaine et elle a un cœur, elle aime les animaux, elle a même un élevage de chats, elle aime tout le monde », assure-t-il à une quinquagénaire inquiète du sort que la candidate RN réservera aux musulmans si elle est élue. Elle repart manifestement convaincue. Fier de son effet, Yves se retourne vers nous : « J’ai fait de la voile plus jeune avec Marine Le Pen en Bretagne, je sais de quoi je parle. »
Dans leur déambulation, les militants du RN sont parfois interpellés par des partisans d’Emmanuel Macron, comme Ahmed, la quarantaine, qui apostrophe Antonin Greco : « Plutôt crever que de voter pour elle. Je vais voter Macron et j’en suis fier, il a tenu face aux Gilets jaunes, au Covid et à la guerre en Ukraine. Qui ferait mieux ? Sûrement pas elle. » Devant ces « macronistes », le jeune frontiste a toujours la même réplique : « Vous voulez la retraite à 65 ans, monsieur ? » Ahmed passe son chemin. Une autre, qui ne donne pas son nom, lui répond plus vivement : « 65 ans, où est le problème ? J’ai travaillé jusqu’à 72 ans, moi ! Fainéant, va ! »

« À Lyon, nos affiches ne tiennent même pas cinq minutes »
De retour au bus, Michèle Morel, secrétaire départementale du RN, nous détaille le programme de la journée. Si, officiellement, les bus du RN doivent servir à sillonner le territoire et permettre aux militants d’aller « là où personne ne va », elle concède qu’il n’y a pas toujours de destination précise. Peu de tracts sont distribués, beaucoup d’étapes se limitent à faire voler les drapeaux aux couleurs du parti au bord d’un axe routier passant. « On fait du visuel avec le bus. C’est une affiche ambulante et, elle, on ne pourra pas nous la décoller ! À Lyon, nos affiches ne tiennent même pas cinq minutes. Au moins là, on nous voit. »
Place Bellecour, le bus, visible de loin, détonne. Partout où il s’arrête, il paraît être au centre de toutes les conversations. « Il y a Marine à l’intérieur ? » ; « Oh là là, c’est juste une pub ou il transporte des gens ? » À l’intérieur, le chauffeur a la mine renfrognée. Si les militants du RN se réjouissent de chaque coup de klaxon donné en soutien par un automobiliste, lui voit surtout les doigts d’honneur qui ne manquent pas non plus. « Certains de mes collègues, ça ne les dérange pas. Mais moi, j’avais dit que je préférais ne pas le conduire, ce bus, car on nous regarde mal parfois, on a peur de se garer quelque part et que le bus soit endommagé. Mais je n’ai pas eu le choix. »
En définitive, l’essentiel de la journée se déroule à l’intérieur du bus, pendant qu’il sillonne l’agglomération. Les militants sont de bonne humeur. « Macron, c’est l’assurance victoire de Marine, elle va y arriver », dit Yves à son voisin. « Je suis confiant aussi pour le second tour mais le débat va être décisif, faut pas qu’elle se rate », lui répond Thierry. Outre les discussions, le trajet est ponctué de nombreux appels sur le téléphone de la fédération du RN. C’est Alain, le fidèle militant, qui y répond : « Depuis les résultats du premier tour, ça n’arrête pas ! Certains appellent pour avoir des tracts car ils croient à la victoire et veulent s’investir, d’autres nous contactent pour faire des procurations afin qu’on vote RN pour eux, d’autres encore s’inscrivent pour venir avec nous au meeting de Marine à Avignon le 14 avril. »
En début d’après-midi, le bus s’arrête devant une médiathèque de l’Est lyonnais. Cette fois, surprise, l’ambiance se fait plus pesante. Les militants restent assis, refusant de descendre. Mais aucun ne souhaite nous expliquer pourquoi. Dehors, un petit groupe de jeunes aux cheveux courts discutent avec Yves, descendu à leur rencontre. Ils ont vu le bus et souhaitent donner un coup de main mais les militants à l’intérieur ne semblent pas emballés. En fin de compte, le bus repart sans qu’ils soient descendus. Un peu plus tard, un militant nous confiera, à la condition expresse qu’on ne dévoile pas son identité : « Ce sont des militants qui tiennent des propos racistes et homophobes auxquels nous ne souhaitons pas être associés. »

« Les femmes sont bien meilleures gestionnaires que les hommes, regardez comme elles tiennent les maisons ! »
Le périple continue à bord du bus. C’est le troisième jour et, cette fois, c’est l’Ouest lyonnais qui est leur cible : « Cela va être un peu plus compliqué, car c’est un territoire où le RN n’est pas favori », nous indique Michèle Morel. Première étape, le marché bio de Saint-Genis-Laval, une commune où Emmanuel Macron est arrivé en tête avec 35,31% des suffrages exprimés au premier tour. Manifestement, les militants RN ont décidé d’adapter leur discours. Ici, aucun ne mentionne la dimension « sociale » du programme ni sa proximité avec celui de Jean-Luc Mélenchon. C’est sur la dimension « féminine » de leur candidate qu’ils ont choisi de mettre l’accent pour interpeller les passants. « Les femmes sont bien meilleures gestionnaires que les hommes, regardez comme elles tiennent les maisons ! », lance Jacqueline à une passante du même âge qu’elle, 70 ans. Alain, fier de l’argument de sa collègue, en rajoute : « Les femmes ont bien plus de cojones (couilles, NDLR) que les hommes. Regardez Thatcher, c’est un bon exemple ! » Mais le discours a du mal à passer. Plusieurs passantes paraissent même atterrées par l’argumentaire employé. Marie-Line, quinquagénaire, tourne les talons à leur vue et s’emporte : « Marine Le Pen n’est même pas une option. Avec elle, ce sera la guerre civile en France. Si elle passe et si j’étais jeune, je partirais vivre à l’étranger. »
Seuls quelques frontistes convaincus s’arrêtent sur leur passage. Véronique, jeune retraitée, est ravie de les voir : « Quand j’ai vu le bus, je me suis dit : ah, voilà mes sauveurs ! J’espère qu’elle va gagner ! Aujourd’hui, on n’est plus chez nous. Les immigrés sont avantagés et nous, on n’a plus rien. L’autre [Emmanuel Macron], il vend tout. Il nous oblige à nous vacciner. Il m’a empêchée de voir ma mère qui était en train de mourir à l’hôpital parce que je n’étais pas vaccinée. » Yvette, une autre retraitée, approuve : « Son père [Jean-Marie Le Pen] avait des défauts mais elle, elle n’en a pas. On peut avoir 100% confiance en elle. »
La petite troupe repart cependant avec l’essentiel de ses tracts, remisés en soute. Ils n’en sortiront plus de la journée. L’accueil peu chaleureux a visiblement refroidi les ardeurs, le bus passera la majeure partie de la journée à sillonner les communes de l’Ouest lyonnais. Un arrêt de 20 minutes au bord d’un axe routier leur remonte le moral. En agitant leurs drapeaux « Marine présidente », ils ont comptabilisé une vingtaine de coups de klaxon de soutien… pour seulement deux doigts d’honneur. De retour à Lyon, André Pozzi s’enquiert auprès de Michèle Morel : « Alors, tu l’as convaincu le chauffeur ? Il va voter Marine ? » Morel hoche la tête. « Non, c’est peine perdue. »
Honorine Soto