financé le parti communiste, qui a financé les brigades internationales défendant la démocratie en Espagne contre Franco, et je me dis que le procès d’Oppenheimer n’a eu lieu que parce qu’il était de gauche.
« Il est plutôt beau gosse, c’est un peu une star de cinéma. Il est sur les plateaux, dans la presse, sa photo est partout. »
Il est le directeur du laboratoire de Los Alamos, qui a réuni tous les esprits formidables pour créer la bombe atomique, en réponse à la menace majeure de celle envisagée par les scientifiques d’Hitler. Au départ, les bellicistes sont très contents d’avoir Robert Oppenheimer. Il est plutôt beau gosse, c’est un peu une star de cinéma. Il est sur les plateaux, dans la presse, sa photo est partout. Il est encouragé et mis en scène par l’armée, le gouvernement et la Commission de l’énergie atomique. Et puis, dans les années 50, Oppenheimer va conseiller – juste conseiller – la privation des ressources financières de l’armée. Plus il va parler dans les médias pour soustraire cette bombe des mains des militaires, plus il va se créer d’ennemis et être reconnu par les gens de gauche à nouveau.
Après son procès en 1954, il lui sera interdit de donner son avis sur la politique de l’armement et de la défense. À partir du moment où quelqu’un convenait qu’il était de gauche, on disait qu’il était communiste ; s’il était communiste, il était un danger pour l’État. Alors il sera réduit au silence, comme la gauche américaine a été gentiment étouffée.
Ce qui se passe en ce moment en Ukraine pose la question de la responsabilité d’Oppenheimer aujourd’hui. La situation actuelle va donc à l’encontre de ce qu’a imaginé le physicien en créant la bombe atomique ?
Oui et non. Cela me rappelle l’engagement en 1962 entre les États-Unis et l’URSS à Cuba, qui s’est soldé par un rapport d’échange. Les Russes ont retiré leurs missiles de Cuba et les Américains leurs missiles de Turquie. On a vu que cela a pu se passer parce que, justement, comme disait Oppenheimer, nous avions à l’époque « deux scorpions dans une bouteille en mesure d’annihiler l’autre au prix de leur propre survie ». L’arme atomique, pour Robert Oppenheimer, était autant un espoir de dissuasion qu’une menace cataclysmique de fin de l’humanité. Le fait que les deux grands États à cette époque soient comme deux scorpions autorisait une certaine diplomatie.
C’est en cela qu’il voulait que les êtres humains se réunissent pour le contrôle des armes atomiques, qu’on les enlève des mains des militaires et des présidents. Ce n’était pas du tout son objectif que l’exécutif ait accès à ces armes-là. À ses yeux, si quelqu’un devait avoir le doigt sur le bouton atomique, c’étaient les Nations unies et non un État en particulier. En tout cas, j’espère que la prédiction de Robert Oppenheimer sur les scorpions va se poursuivre. On est coincés, on doit vivre ensemble. Il faut trouver une solution.
(publicité)

« Je devais montrer la réhabilitation d’Oppenheimer, c’était évident, parce qu’en France, personne ne le connaît. »
Vous avez décidé de prendre le contrepied d’un personnage historique que l’on pourrait réduire au statut de « père de la bombe atomique ». Oppenheimer se révèle, dans votre ouvrage, comme une personnalité bien plus complexe et sensible. Votre volonté en écrivant ce roman était-elle de rendre justice à ce personnage ?
Il y a deux choses. Effectivement, la première est de rendre justice à un homme qui a vraiment cru œuvrer pour le bien. Il a réellement cru que cette bombe mettrait fin à toutes les guerres. En octobre 1945, quand il est sorti de Los Alamos, il a dit dans un discours dont j’ai traduit une partie à la fin du roman que, si ces bombes-là intègrent les arsenaux du monde, on « maudira les noms de Los Alamos et d’Hiroshima ». C’est une fois sorti de cette bulle qu’il réalise complètement ce qui s’est passé.
Je devais montrer la réhabilitation d’Oppenheimer, c’était évident, parce qu’en France, personne ne le connaît. Aux États-Unis, il y a quantité de biographies, il va même y avoir un film de Christopher Nolan sur lui l’année prochaine. Ce procès est une tache sur le drapeau américain, il continue de diviser les États-Unis, ce qui est sidérant.
Je voulais aussi montrer de quelle façon la société étatsunienne, qui est aussi la nôtre, s’est cristallisée autour de la guerre froide. Figurer, à travers l’élévation et la chute d’Oppenheimer, comment la société américaine s’était construite autour des valeurs de l’American way of life, du rêve américain, de la nation choisie par Dieu pour résister à l’opposition athée, communiste et belliciste de la Russie. Il fallait que je montre ce monde bipolaire et comment tout cela s’était produit.
Comment vous êtes-vous documentée pour nous plonger avec autant de précision au cœur du projet Manhattan et de la guerre froide ?
J’ai lu pendant six années. Ce livre a eu trois versions. La première était très romancée à la manière classique, mais le bouquin était beaucoup trop long. J’ai donc commencé une deuxième version avec un narrateur, qui était pour moi le raccourci idéal puisqu’il va pouvoir donner des avis, faire des transitions, des résumés. J’ai finalement choisi cette troisième version. Et pendant tout ce temps, je continuais de me documenter. Je lisais les rapports du FBI en ligne, des biographies de Robert Oppenheimer que je faisais venir des États-Unis ou d’Angleterre, car il n’existe qu’une seule biographie en français. Je me suis aussi basée sur des documents journalistiques, des rapports établis par la Commission de l’énergie atomique.
Ça, c’est pour les faits. Mais il y aussi les sources qui ont apporté la chair du roman. Pour écrire des choses à hauteur d’êtres humains et pouvoir interpréter les personnages, il me fallait des témoignages. En parallèle à la lecture de biographies, j’allais sur le site internet Manhattanprojectvoices.org, qui réunit des témoignages de gens de Los Alamos. C’est absolument incroyable. Il y a par exemple cette petite fille, Dolores, qui aimait beaucoup Oppenheimer. Elle est dans mon roman et a vraiment existé. Dolores a entre 75 et 83 ans dans la vidéo où elle parle, avec des étoiles dans les yeux, de ces moments où elle partageait ses sandwichs avec Robert Oppenheimer. J’ai écouté ça pendant des heures…
« Comment raconter Robert Oppenheimer, la mort de la gauche, la cristallisation de la société américaine pendant la guerre froide, si j’écris autre chose qu’un roman ? »
C’est un livre à la fois historique et fortement intimiste. Quelle frontière dressez-vous entre fiction et histoire ?
La frontière est très étanche pour moi, c’est-à-dire que presque tout est vrai. Quand Robert Oppenheimer va retrouver Jean Tatlock (sa maîtresse, NDLR) à San Francisco, qu’ils vont au restaurant, puis dans l’appartement, et qu’ils n’en ressortent que le lendemain matin, tout cela est vrai, c’est ce qui a été indiqué dans le rapport du FBI que je donne un peu plus tard. Ce rapport est très court et factuel, mais tout ce qui se passe à l’intérieur de ces faits, c’est mon imagination. On peut envisager qu’ils aient fait l’amour – c’est mon choix. À partir des 10 lignes de ce rapport, je vais recomposer une image. Une image qui n’est pas la vérité mais qui est vraisemblable. Évidemment que je ne sais pas ce qu’il s’est passé là-dedans ! Mais avec tous les fils suspendus autour, j’ai tissé quelque chose de vraisemblable.
Pourquoi avoir choisi d’écrire un roman sur Oppenheimer plutôt qu’une biographie ?
Comment raconter Robert Oppenheimer, la mort de la gauche, la cristallisation de la société américaine pendant la guerre froide, si j’écris autre chose qu’un roman ? Si j’écris quelque chose de très biographique, je suis contrainte par la chronologie, les méthodes et l’exactitude historique. Pour mon envie de narration et de déborder Robert Oppenheimer par sa gauche, j’avais besoin de cette liberté que je ne pouvais avoir ailleurs que dans un roman.
C’est aussi un choix d’enjeux, car ceux dont je parle ne sont pas tous liés à Robert Oppenheimer. Il y a par exemple une scène où un agent du FBI conduit les deux représentants de la Commission de l’énergie atomique à une rencontre avec Eisenhower, pour la première fois. Nous sommes dans la voiture… et à l’intérieur de la tête de ces personnages-là. Dans leur tête, il y a trois visions des États-Unis et de la politique de novembre 1952. Pour moi, c’est un moment un peu cotonneux où je peux me permettre de jouer avec des personnages qu’on ne reverra pas, afin de donner à voir ce qui se passe à cet instant T dans la société.
« Si j’avais l’adresse de Christopher Nolan, je lui enverrais des fleurs ! »
En avez-vous terminé avec celui que vous nommez « Oppie » ?
Non, je suis en train d’écrire une bande dessinée sur le procès de Robert Oppenheimer. Ça me paraissait être trop gros pour tout mettre dans le même roman, car le procès en soi est une mécanique implacable, formidablement expérimentée et toujours à la limite de la légalité. Dans le roman, on était dans le piège ; dans la bande dessinée, on sera dans le procès. Le travail de lecture sera encore un peu long, mais ça sortira chez Glénat d’ici à 2023 ou 2024. Il arrivera juste après le film de Christopher Nolan sur le procès. Ça tombera bien pour les gens qui voudront approfondir et qui seront tombés amoureux d’Oppenheimer. Si j’avais l’adresse de Nolan, je lui enverrais des fleurs ! (Rires.)
Propos recueillis par Anaëlle Hédouin
Extrait du livre :
« Mardi 2 juillet 1946, New York
[…] « C’est fini. Nous ne trouverons plus d’accord aux Nations unies. Les militaires ont fait péter la première bombe atomique en temps de paix. Ils nous ont coupé l’herbe sous le pied. Ils ont gagné. » Pour éluder cette évidence, Oppenheimer alluma une cigarette. En stratège, il avait élaboré l’interdiction de l’usage militaire de l’atome, en intellectuel, il avait stimulé la rationalité contre l’émotion, mais l’homme avait échoué. Silencieux, il s’abîma dans les lumières de New York sans que Rabi ose le tirer de ses pensées. Le corps de danseur se penchait sur le vide, revisitait sa méthode, ses manœuvres, traquant ses erreurs. « Je suis prêt à aller n’importe où, faire n’importe quoi, mais là je suis à court d’idées, Rab. Même la physique, l’enseignement me semblent sans objet maintenant. Je suis vidé, sec. »
Tiré du chapitre 3, « Où comment Robert Oppenheimer échoue à faire interdire la bombe », page 33.
Virginie Ollagnier, Ils ont tué Oppenheimer, éditions Anne Carrière, 7 janvier 2022.