
Anne-Sophie Novel, autrice, journaliste et documentariste spécialiste de l’environnement, donnait une conférence au salon Primevère, à Eurexpo, le 26 février dernier. Elle y présentait son dernier livre,
L’Enquête sauvage – Pourquoi et comment renouer avec le vivant
(éditions La Salamandre / Colibris), à la fois enquête journalistique et quête personnelle. L’Arrière-Cour
en a profité pour rencontrer cette économiste de formation, qui montre comment l’observation et l’émerveillement permettent une curiosité autre que purement scientifique, qui retisse un lien profond avec la nature. Elle insiste sur le fait que « le moteur de l’action politique, sur ces sujets, comme sur le climat ou d’autres thèmes liés aux injustices sociales, passe par ces émotions et ressentis qui nourrissent ensuite l’action juste, et la posture profondément politique que nous devons tenir sur ces sujets »
. Et déplore que ces thématiques soient complètement ignorées par la campagne présidentielle. Un entretien mené par Ariane Denoyel. Le portrait est signé de la photographe Julie Rey.L’Arrière-Cour : Vous reconnaissez vous-même qu’avec ce livre, commandé par Les Colibris et La Salamandre, vous auriez facilement pu tomber dans le piège de la journaliste bien intentionnée, un peu bobo, qui part à la découverte de la nature. Vous évitez cet écueil en mêlant l’intime, l’universel et le savant, en partant à la rencontre de personnes qui, sur le terrain, œuvrent à la reconnexion à la nature, en vous appuyant sur des chercheurs, philosophes, scientifiques… Quel en est le résultat pour vous ?
Anne-Sophie Novel : Au fil de cette enquête, j’ai ressenti une bascule, un profond changement intérieur. Une reconnexion avec le vivant, partout où il est présent. Et cela peut commencer dans un parc ou au bout de son jardin. Mon premier affût, je l’ai organisé à 300 mètres de chez moi, dans la région bordelaise, au bord d’un étang, en lisière de forêt. J’y suis allée avec ma fille de 10 ans. C’était le soir et, dans le silence, le lieu a pris une autre dimension. Nous sommes entrées dans un espace flou et méconnu et avons réalisé combien nos yeux, nos oreilles ne savent plus déceler ni discerner. Par exemple, moi qui étais très attachée à la proximité de l’eau, de la mer, j’ai ressenti combien le vent dans la canopée pouvait donner un sentiment océanique.
En affût, on questionne ses propres habitudes, sa façon d’être ; on travaille son style d’attention. Ainsi, j’ai réalisé que je parlais tout le temps, et assez fort ! Je me suis adaptée. Plus largement, plonger dans ce sujet du lien au vivant m…
’a apporté plus de nuance, entre autres quand j’ai rencontré un chasseur. S’il me reste beaucoup d’interrogations sur cette pratique, je comprends mieux sa posture.
En réalisant que vous aviez, dans le fond, peur d’aller seule dans la forêt, vous reconnaissez notamment ressentir cette peur si courante de la « petite bête », l’une des clés de notre manque de connexion au vivant. D’où vient-elle ?
Les éducateurs nature racontent travailler beaucoup sur cette peur-là. Celle de l’autre, de l’étrange, de l’étranger, animaux et insectes forcément dangereux dans l’imaginaire collectif. La reine de cette catégorie, c’est l’araignée. Je suis allée voir l’une des plus grandes spécialistes de ces arthropodes, Christine Rollard, du Muséum d’histoire naturelle de Paris, qui abrite une collection de deux millions de spécimens ! Il en existe 49.000 espèces… et justement, leur diversité est telle qu’il est difficile de parler de « l’araignée » comme terme générique. Certes, elles ont un corps composé de deux parties – céphalothorax portant les huit pattes et abdomen. Elles mordent mais ne piquent pas, sécrètent de la soie de plusieurs types selon leurs besoins, ainsi que du venin pour liquéfier leurs proies. Mais elles diffèrent par le nombre d’yeux – de huit à aucun –, ne tissent pas toutes des toiles ; certaines sautent pour chasser, d’autres crachent une sorte de filet. Elles se trouvent partout dans le monde sauf aux pôles, à tel point que les experts affirment que l’on n’est jamais à plus d’un mètre d’une araignée ! Elles régulent les populations d’insectes, en en dévorant 400 millions par hectare et par an, plus que les oiseaux. Christine Rollard les évoque avec attendrissement. C’est tout un univers qui s’ouvre.
De même, on en connaît encore si peu sur le végétal, regardez les découvertes sur le « Web des champignons ». On va vers d’autres grandes découvertes de ce type. Des programmes de science participative comme Vigie-Nature, issu du Muséum d’histoire naturelle, et particulièrement sa déclinaison Spipoll, qui consiste à observer un massif fleuri pendant 20 minutes en prenant en photo tous les insectes puis en partageant les résultats sur un site ad hoc, font naître des passions chez des personnes auparavant très éloignées du vivant. Elles décrivent la naissance de cette connexion profonde – presque une addiction ! – qui leur fait parfois changer leur vie, leur façon de prendre des vacances, etc. Un tel processus nous rend plus humain. Près de Lyon, à La Tour-de-Salvagny, l’association Arthropologia organise toutes sortes d’actions pour la connaissance et la protection des insectes et de la biodiversité.
Mieux connaître permet de passer au-delà de l’appréhension ?
Oui. D’ailleurs le biologiste, botaniste et mycologue Marc-André Selosse s’insurge contre la régression des sciences de la vie et de la Terre dans les réformes de l’enseignement secondaire. On les remplace par les écrans et les GAFAM ! Le développement du métavers m’inquiète, avec la vision qu’il porte d’un monde désincarné, déterritorialisé. Alors que c’est le contraire qu’il faut faire, se reconnecter. C’est ce dont est désormais convaincu François Lenormand, un spécialiste de la pédagogie nature de terrain et créateur en 1982 d’un club CPN, Connaître et protéger la nature, des organisations liées au célèbre magazine La Hulotte. Je l’ai rencontré pour le livre. Il a découvert sur le tard l’approche par les sens et l’utilise pour faire renouer les enfants avec le vivant, à travers des activités en forêt, une demi-journée par semaine. De la cueillette, par exemple, mais aussi des moments où chacun déniche un « sit spot » sur lequel il s’installe seul, en silence, pour « se mettre dans sa bulle ». En quelques mois, l’ancien instituteur voit les enfants évoluer profondément. Dans les pays nordiques, en République tchèque, il existe des lieux où les enfants « ont école dehors ». Quelques expériences sont nées en France ; la réglementation complique ces initiatives mais c’est possible. Des collectivités se saisissent de la question du lien au vivant. Le collectif Classe dehors réunit associations et collectivités pour accompagner les enseignants.
Plusieurs villes, dont Lyon et Bordeaux, végétalisent les cours de récréation. Utile ou anecdotique ?
Chaque mesure, prise individuellement, peut paraître anecdotique et dérisoire. Cela dit, le budget consacré par la Ville de Lyon à cet objectif (ainsi qu’à celui de « dégenrer » ces espaces), à savoir 25 millions d’euros, me paraît élevé. Plus largement, on ne prend pas les écologistes au sérieux en les cantonnant à la défense des fleurs et des petits oiseaux, à la connaissance des noms des espèces, de leurs habitudes, de leurs interactions, de la façon dont elles sont menacées par notre mode de vie, notre alimentation, etc., alors que c’est à la base de tout, notamment d’un rapport au vivant moins « contrôlant », moins déterministe, plus respectueux.
En discutant avec des élus lors de mon tour de France, j’ai constaté que nombre d’entre eux ne connaissent même pas le cycle de l’eau. D’où l’importance de l’éducation et de la formation. Il faut que les mairies forment les enseignants et les élus, qu’elles donnent accès à des terrains. Le réseau des éducateurs nature sème des graines fondamentales mais ils ne sont pas assez nombreux et ils sont mal payés. Bien que je ne fasse pas de politique, il me semble évident que tout doit passer par une vision, du courage, de la volonté, une cohésion avec les acteurs, notamment privés, car le public n’a pas la main sur tout. La Métropole de Bordeaux ne maîtrise que 26% du foncier de son territoire, par exemple. Chaque réforme, politique, scolaire, devrait avoir comme première préoccupation le lien au vivant.
Serait-ce que l’ampleur de l’enjeu intimide ?
Dans le fond, cela demande peu d’effort d’aller dehors, de sortir un peu des écrans pour prendre l’air. Les enfants grandissent sans réaliser ce qu’ils ont perdu par rapport aux générations antérieures. Le vivant s’est rétréci autour d’eux. Depuis 1931, la population française est majoritairement urbaine. L’entomologiste Robert Pyle parlait dans les années 1990 de l’« extinction de l’expérience » de la nature que nous subissons et qui nous empêche de créer une intimité émotionnelle avec elle. L’éthologue, naturaliste et écrivaine Lisa Garnier cite des études montrant que les enfants des villes, nourris de médias sociaux, reconnaissent plus facilement les espèces exotiques que la biodiversité qui les entoure. Certains chercheurs emploient le terme d’« amnésie environnementale générationnelle ». Les petits grandissent aussi dans la biodiversité virtuelle des films de Disney, dont Lisa Garnier relève que, plus le temps passe, moins ils contiennent de nature : 22 espèces sauvages dans Blanche-Neige et les Sept Nains (1937) et 26 dans Pinocchio (1940) mais 6 dans Mulan (1998), 0 dans Chicken Little (2004) et 1 dans Indestructibles (2004). Le Monde de Nemo (2003) fait figure d’exception dans cette liste. Heureusement qu’il reste les films du Japonais Hayao Miyazaki…
Pour les références musicales, c’est pareil : si l’on prend le top 100 de la décennie démarrant en 1950 et celui de 2000 à 2011, la référence aux êtres vivants non humains et aux éléments naturels (soleil, étoiles, etc.) a diminué de 63%. Pour enfoncer le clou, une autre étude montre qu’un petit Nord-Américain âgé de 4 à 10 ans peut reconnaître 100 logos de marques mais est incapable d’identifier les feuilles de 10 plantes de sa région. Le lien au vivant se perd, c’est dramatique. Le fait que cela ne soit pas un enjeu majeur de la campagne présidentielle m’attriste et me met en colère. Plutôt que de s’enferrer dans cette exploitation du vivant, une maltraitance qu’on s’inflige à nous-mêmes, on aurait tous besoin de mettre les mains dans la terre, les enfants comme les vieux dans les EHPAD.
Au tournant du livre, vous abordez les conflits d’usage : les randonneurs, les cavaliers, les VTT, les chasseurs, etc., n’ont pas les mêmes préoccupations ni les mêmes priorités et la cohabitation s’avère parfois conflictuelle. Comment instaurer une harmonie ?
Justement, le rôle du politique est aussi de créer les conditions du vivre-ensemble. Donc trouver des solutions aux conflits d’usage, comme dans la forêt. Cela implique que chacun sorte d’une vision du vivant comme un capital à son service. Pour moi, pourtant économiste de formation, qui ai passé des années à entendre parler d’indicateurs comme la croissance, le PIB, etc., des expressions comme « capital humain » me choquent. Tout voir sous cet angle d’un capital mène à des pratiques comme le broyage des poussins mâles. Et parallèlement, les questions ne sont pas abordées avec une vue d’ensemble. Dans ma rue, les propriétaires procèdent à des « divisions parcellaires » pour construire plus mais ils se retrouvent à vivre entre leur voiture et du béton.
Vous soulignez l’appropriation humaine des ressources naturelles. C’est notamment le cas de l’agriculture. Comment nourrir la population ?
On parle souvent de « changer de modèle » ; concrètement, c’est ce que tente de faire le réseau « Paysans de nature », dont les membres cherchent un équilibre, une cohabitation plutôt qu’une exploitation irraisonnée. Comme en Charente où l’on a drainé des zones humides pour cultiver du maïs et où l’on en arrive à drainer les nappes aquifères profondes. Les pouvoirs publics créent des « bassines », de vastes retenues que réclament certains cultivateurs pour faire face aux sécheresses. Elles captent de la ressource collective en eau et en terre, sont contraires aux dispositions du droit communautaire, pérennisent un modèle d’agriculture qui nuit à la biodiversité. Tout comme la neige artificielle dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, ces dynamiques sont intenables.
Donner une personnalité juridique à des éléments naturels fait-il partie des solutions ?
C’est un moyen de mieux protéger le vivant, et l’un des buts du Parlement de Loire créé en 2019. Mais on accorde la personnalité juridique à un fleuve tout en laissant mourir des milliers d’humains en Méditerranée… Le système de l’obligation réelle environnementale (ORE) me paraît très intéressant aussi. Le sigle est méconnu car le dispositif est encore récent et peu utilisé. Je décris dans le livre la démarche de Jacques-Éloi Duffau, un jeune retraité girondin, qui a par ce dispositif sanctuarisé pour les 99 années à venir deux parcelles, ce qui lui procure « une joie indescriptible, comme un gamin », raconte-t-il. Il s’agit d’une forêt de 8 hectares et d’une autre de 40 hectares, qu’il a acquises en 2019. Il a signé une convention avec les institutions locales (le Département de la Gironde pour l’une, le Parc naturel régional des Landes pour l’autre) qui place les parcelles en « libre évolution », en repensant toutes les structures que nous avons en tête, notamment les notions de propriété, de rentabilité de d’héritage – il voit ces parcelles comme une « donation au vivant », une « démarche citoyenne ». Il y autorise les promenades et y invite les écoles. Il a balisé le chemin d’écriteaux poétiques et éducatifs. Le contrat peut être revu avec les contractants mais tout futur acquéreur sera tenu de le respecter.
Ariane Denoyel
