
Promesse de campagne d’Emmanuel Macron, le pass Culture a été généralisé voici huit mois, offrant 300 euros aux jeunes de 18 ans dans le but
« de
renforcer l’accès à la culture et de diversifier les activités culturelles »
, mais aussi « d’encourager la rencontre entre les acteurs culturels et les utilisateurs »
. Pourtant, bien peu de jeunes ont franchi depuis les portes des institutions culturelles lyonnaises du spectacle vivant, obligeant déjà à repenser un dispositif qui, pour l’heure, a surtout fait les affaires des éditeurs de mangas. Une enquête d’Anaëlle Hédouin, illustrée par Guillaume Long.« On sait bien que le pass Culture a orienté un certain nombre d’achats pas forcément vers ce que l’on pensait. Le manga n’était pas vraiment la cible. Le concept était plutôt de guider les gens vers du spectacle vivant, une culture vivante. » Georges Képénékian, conseiller municipal LREM du 3e arrondissement de Lyon, dresse ainsi un bilan mitigé du pass Culture au vu des ambitions initiales du ministère.
Grande promesse électorale du candidat Macron en 2017, le dispositif a été lancé en mai 2021, offrant une enveloppe de 300 euros aux jeunes de 18 ans. Le 1er janvier 2022, il s’est étendu aux adolescents de 15 à 17 ans avec une offre collective de la 4e à la terminale, allouant aux établissements scolaires 25 à 30 euros par élève afin d’encourager les rencontres culturelles en groupe, ainsi qu’une enveloppe individuelle de 20 euros pour les 15 ans et de 30 euros pour les 16-17 ans. Affilié à plus de 11.000 partenaires culturels, le pass Culture permet aux adolescents d’utiliser leur enveloppe de manière très large : pour acquérir un bien culturel (livre, disque, instrument de musique, jeu vidéo, matériel artistique, etc.), participer à une activité (concert, spectacle, cinéma, théâtre, cours de danse, etc.) ou accéder à un service numérique (musique en streaming, vidéo à la demande, presse en ligne, etc.). Aux yeux de Sébastien Cavalier, président de la SAS (société par actions simplifiées) pass Culture, l’ambition du projet est d’« accompagner les jeunes pour se construire un parcours culturel » : « Quand on est dans une démocratie, on a besoin de citoyens éclairés par l’émancipation individuelle. Le pass Culture a justement été créé pour faire de ces jeunes des citoyens éclairés. […] C’est un décapsuleur des esprits ! »
L’objectif du pass Culture, comme l’affirme la ministre de la Culture Roselyne Bachelot, est de « lever le frein symbolique » qui empêche un lycéen au capital culturel faible d’oser aller à l’opéra. To…
utefois, la mise en pratique du dispositif souligne surtout le succès des ventes de mangas, une tendance culturelle bien ancrée depuis de longues années déjà. Alors, ce pass Culture offre-t-il réellement de diversifier les pratiques des jeunes, comme cela était son ambition ? Il semblerait au contraire que, par sa philosophie de consommation, ce dispositif ne profite qu’à une partie de l’industrie culturelle.
Le succès des livres : le grand « oui » des libraires
Selon Sébastien Cavalier, à l’échelle nationale, la littérature représente 61% des dépenses de 2021 via un pass, contre 12% pour le cinéma et 12% pour l’achat d’instruments de musique. « Un constat aussi lié au Covid », précise le président de la SAS. « Les jeunes n’ont pas pu aller à des concerts ou à des pièces de théâtre à cause de la crise sanitaire. »
À l’échelle locale, les résultats sont similaires. Pour le département du Rhône, on recense 27.648 inscrits et plus de 413 partenaires culturels. Parmi les dépenses effectuées avec un pass Culture, 59% concernent les livres, 15% le cinéma, 10% l’achat d’instruments de musique, 9% la musique enregistrée et les concerts, et 1% le théâtre vivant. « On estime les retombées économiques de ce dispositif à plus de 3 millions d’euros directement pour ces acteurs culturels », chiffre Jeanne Bélichard, chargée de développement du pass en Auvergne-Rhône-Alpes. Une aubaine, donc, pour les partenaires culturels, et en particulier pour les librairies.
Selon Isabelle Roibet, directrice du réseau des librairies Decitre, le pass Culture a généré 5% du chiffre d’affaires de l’enseigne. Et lorsqu’on interroge les libraires sur le genre littéraire le plus prisé par les jeunes, la réponse est univoque : « Du manga, du manga et encore du manga ! », s’amuse Patrice Boudier, directeur de la librairie La Bande Dessinée à la Croix-Rousse. « Du mois de juin jusqu’à début janvier, les ventes liées au pass Culture dans ma librairie représentent 13.000 euros, soit 1,34% de notre chiffre d’affaires total. Et si l’on compte à peu près 7 euros par manga – parce qu’en général les jeunes ne prennent que ça – cela ferait à peu près 1.900 mangas vendus. »
« Pass Culture » ou « pass Manga » ?
En France, en effet, pas moins de 55% des ouvrages achetés via ce dispositif sont des mangas. Camille, 18 ans et lycéenne à Juliette-Récamier dans le 2e arrondissement de Lyon, confirme cette tendance : « Je connais plein de gens qui n’achètent que des mangas avec leur pass Culture. Ils ont tout utilisé jusqu’à acheter 300 mangas d’un coup en l’associant avec d’autres pass. » Selon la lycéenne, les jeunes n’hésitent pas à cumuler le montant du pass Culture à celui du pass Région (jusqu’à 35 euros pour les élèves de terminale), et même à dépenser les pass Culture inutilisés des camarades afin de multiplier leurs achats.
Pour Pedro Favier, responsable de la boutique Momie Mangas à Lyon (où, selon lui, la majorité des ventes s’effectuent avec un pass Culture), ce succès s’explique par l’aspect addictif de ces ouvrages, mais aussi par le prix moyen d’une série complète : « Le manga est conçu comme une série télévisée : quand on finit un épisode, on a envie de voir la suite, ce qui fait que l’on veut s’acheter la série entière. » Mais à 6,90 euros le manga (prix moyen), s’offrir une collection complète coûterait une fortune. La série-phare One Piece représente par exemple à elle seule une centaine de tomes, soit près de 700 euros pour une collection entière. Pour Kyria, autre élève du lycée Juliette-Récamier, le dispositif a donc permis de lever un frein économique certain pour les jeunes : « En général, on ne peut pas s’acheter une série entière, ça coûte trop cher. Mais avec autant d’argent, on peut. Donc certains n’hésitent pas. »
Pour Nicolas Piccato, nouveau directeur de Lyon BD, ce « pass Manga » est aussi une bonne nouvelle pour le domaine de la bande dessinée franco-belge : « Au début, il y en aura forcément qui diront que le manga phagocyte la BD française, mais pour moi, il l’enrichit. C’est comme aux débuts de la télévision : on disait que cela allait tuer le cinéma. » Enthousiaste, l’ancien attaché culturel en Corée et au Canada voit en la montée du manga l’ouverture à de nouvelles formes de bandes dessinées, comme le manga français ou bien le format « webtoon » (bandes dessinées au format numérique). Cela permettrait aussi d’augmenter le lectorat de la BD en général. Une idée de « porte d’entrée vers d’autres genres » que confirme d’ailleurs le Centre national du livre (CNL), affirmant que 55% des jeunes qui ont acheté un manga avec leur pass Culture ont accompagné leur achat d’un autre genre littéraire.
Le fait que ce pass soit majoritairement dépensé en mangas suscite en soi peu d’oppositions. Même à l’extrême-droite, Éric Pelet, porte-parole d’Éric Zemmour dans le Rhône, dresse un bilan favorable de ces résultats : « La lecture de la bande dessinée peut amener à celle des romans. C’est déjà prendre le goût de la lecture. » Mais le fait que ces créations soient d’origine étrangère soulève toutefois « une contradiction dans le principe » selon l’avocat. Le pass Culture imposant une restriction d’origine française pour les jeux vidéo achetés avec le dispositif, cette contrainte aurait pu, selon lui, être appliquée aux livres. Il admet cependant la difficulté pratique de cette limitation : « Les libraires n’auraient pas le temps de vérifier tout ça. Mais on a énormément d’auteurs de bandes dessinées françaises, donc cela aurait pu être ajouté dans le pass. »
« On se demande si ce pass Culture n’est pas plutôt un pass Loisir »
Plus qu’une question de concurrence avec la création française, cependant, ce « pass Manga » ne semble pas diversifier la pratique culturelle des jeunes comme ambitionné initialement. En effet, le dispositif révèle une pratique culturelle bien ancrée chez les jeunes plus qu’il ne favorise de nouvelles tendances. Si l’on en croit le CNL, le marché du manga a doublé ses ventes dans l’Hexagone entre 2020 et 2021. Alors, si le frein économique est manifestement levé grâce au pass Culture, le frein social et psychologique de découvrir de nouvelles pratiques ne semble pas moins puissant qu’auparavant.
En 2020 déjà, le député Michel Larive (La France Insoumise) alertait sur la « marchandisation de la culture » induite par ce pass, dénonçant l’idée que, sans accompagnement culturel des jeunes, il y avait un risque de « voir s’amplifier les pratiques culturelles dominantes existantes au détriment d’une diversification nécessaire et souhaitée ». Une critique partagée par Corynne Aimé, secrétaire générale du Syndicat d’artistes professionnels et d’enseignants du spectacle vivant CGT de Lyon, pour qui le pass Culture n’en a que le nom. « On se demande si ce pass Culture n’est pas plutôt un pass Loisir », déplore-t-elle. « Au départ, il y avait l’idée d’une certaine démocratisation. En réalité, les jeunes qui sont dans un milieu social donné vont y rester, faire ce qu’ils ont l’habitude de faire, ils n’iront pas plus loin. Cela ne favorisera pas les entreprises culturelles ou l’accès au spectacle vivant en général. »
C’est bien le secteur du spectacle vivant qui semble le plus dubitatif des résultats du pass Culture, en particulier dans un contexte aussi difficile pour les salles de spectacle. Voyant que seulement 1% des dépenses réalisées avec ce pass concernent le spectacle vivant, certains syndicats dénoncent une « logique antinomique » avec celle du domaine dramatique. Jeanne Guillon, comédienne et co-déléguée régionale du Syndicat national des arts vivants (SYNAVI), s’indigne : « L’œuvre artistique n’est pas un produit mais une démarche de mise en relation avec des artistes, des acteurs, des partenaires. On voit que le pass Culture obéit vraiment à une logique d’offre, alors que nous, nous créons de la demande. Nous créons des besoins qui ne sont pas sus. On offre du désir aux gens, on leur apporte quelque chose dont ils ne savaient pas que cela leur manquait. »
Pour Jean-Michel Lucas, consultant en politique culturelle et ancien conseiller au cabinet de Jack Lang, ce pass est « la conception zéro de la politique culturelle. C’est donner de l’argent aux uns et aux autres pour qu’à titre individuel, ils achètent ce qui leur fait plaisir. S’ils achètent des mangas, ils ne découvrent rien. »
Des pistes d’évolution
Conscient de sa perfectibilité, le ministère a fait évoluer le pass pour pallier le manque de médiation culturelle. En complétant l’offre individuelle d’une offre collective auprès des scolaires, ce « dispositif correctif va dans le bon sens », estime Cédric Van Styvendael, vice-président à la culture de la Métropole de Lyon et maire de Villeurbanne. S’éloignant de l’aspect « très libéral » du premier volet, cette évolution ancrerait le pass dans un processus de long terme en incitant à nourrir d’autant plus les politiques culturelles locales. En effet, les fonds nouveaux offerts aux classes de collège par le pass Culture national seront l’occasion, aux yeux de Cédric Van Styvendael, de « développer la dynamique culturelle de la Métropole ». Une vision que partage d’ailleurs Yann Cucherat (président du parti d’opposition Pour Lyon), qui affirme que ce pass est un « levier complémentaire » donnant une « impulsion » aux collectivités territoriales pour dynamiser l’offre culturelle locale.
Pour d’autres, en revanche, ce n’est pas aux collectivités locales d’évoluer pour compléter ce pass, mais bien au ministère d’en revoir la forme. Selon Jeanne Guillon, le dispositif collectif reste insuffisant pour le spectacle vivant, puisqu’il n’enlève pas la logique « excluante » de catalogue : « Pour être référencé sur la plateforme, il faut être référencé au préalable par le rectorat. Cela se fait donc à partir des équipes que la Région connaît déjà. Et la Région applique des critères assez restrictifs, notamment sur la qualité de professionnalisme des intervenants. » Une partie des structures culturelles indépendantes seraient ainsi exclues, et pour celles qui sont référencées, certaines n’auraient pas forcément les moyens techniques pour « se vendre » sur la plateforme. Fragilisées par la crise sanitaire, les industries du spectacle souhaiteraient qu’une partie de l’investissement du pass Culture soit fléché directement vers les structures culturelles.
D’autre part, pour Karel Talali, président de l’UNEF (Union nationale des étudiants de France) Lyon, l’idéal serait d’inclure les étudiants dans le pass. « Ça fait des années qu’on revendique les chèques culture pour lutter contre la précarité étudiante, qui est à son paroxysme depuis la crise du Covid », indique le jeune homme, déplorant notamment le prix de livres pourtant nécessaires aux étudiants.
Catherine Pacoret, conseillère régionale (UDI, centre droit et apparentés) et vice-présidente de la commission culture d’Auvergne-Rhône-Alpes, invite alors à se tourner vers des solutions locales. « Depuis 2017, le pass Région fonctionne en partenariat avec un certain nombre de cinémas d’art et essai, de scènes et de spectacles vivants, et surtout des librairies indépendantes. » Étendu jusqu’aux jeunes de 25 ans et employé par les enseignants pour leurs classes, ce pass offre cinq places de cinéma, 30 euros pour des spectacles et 15 euros pour des livres. Il donne aussi un accès gratuit aux musées et un an d’accès à la plateforme de streaming stéphanoise Divercities. Selon la conseillère régionale, le but de ce pass est de « faire vivre des établissements qui animent et doivent continuer d’animer les territoires, notamment périurbains et ruraux ».
Les modèles des dispositifs locaux préexistants permettent d’esquisser quelques pistes d’évolution du pass Culture. À l’encontre du format libre du dispositif national, le pass Région, le pass Culture de la Métropole et la carte Culture de la Ville incitent plutôt à la diversification des pratiques culturelles en allouant un montant fixé pour un ou plusieurs domaines précis. Le pass Culture de la Métropole offre par exemple trois places de spectacle et une place de cinéma, tandis que la carte Culture donne accès aux musées, à la bibliothèque municipale et à des tarifs réduits pour les spectacles et le cinéma.
Perfectionné et toujours perfectible, le pass Culture donne matière, au vu de ses résultats, à sa propre évolution et à l’évolution des politiques culturelles locales. Reste à voir comment, une fois la situation sanitaire stabilisée et le développement du dispositif collectif complet, les dépenses en livres et en spectacles s’équilibreront… ou non.
Anaëlle Hédouin