>de facto à la Région… quand celle-ci ne pousse pas pour la récupérer.
Début décembre, les collectivités d’Auvergne-Rhône-Alpes ont en effet eu la surprise de découvrir une curieuse missive dans leurs boîtes aux lettres. « Nous avons reçu un courrier de la main de M. Wauquiez qui conseille aux communautés de commune de ne pas prendre la compétence, et qui rappelle que la Région travaillera avec “ceux qui lui feront confiance” », rapporte Alain Matheron, président de la communauté de communes du Pays Diois dans la Drôme. « On sent bien que la Région conseille « gentiment » aux collectivités de ne pas prendre la compétence. On sent bien aussi, dans les courriers et notes adressés par l’État, que celui-ci nous encourage plutôt à le faire. »
Officiellement, la Région agite la crainte d’un morcellement des mobilités, difficiles à équilibrer d’un territoire à l’autre. « On ne sait pas gérer un réseau en taches de léopard », soutenait Laurent Wauquiez le 23 février en assemblée plénière du Conseil régional. « Je ne sais pas faire passer un car d’une comcom qui a la compétence à une comcom qui n’a pas la compétence, puis à une comcom qui a la compétence. »
L’argument financier fait mouche également : les compétences de mobilité coûtent cher dans les territoires périurbains et ruraux. Toutes les collectivités ne disposent pas d’un « versement transport » – payé par les entreprises de plus de 11 salariés – suffisant pour financer les mobilités de proximité. « Il est plus sain que la Région puisse mutualiser avec une vision en commun qui permettra de les faire tourner avec moins de coûts », défend Laurent Wauquiez. « La Région nous propose dans les dernières conventions de nous accompagner à hauteur de 50% des investissements et des fonctionnements, ce n’est pas complètement inintéressant », admet Alain Matheron, dont le territoire n’a que peu investi les mobilités concernées.
Les intercommunalités qui disposent déjà d’un réseau de transports développé sur leurs deniers se montrent plus frileuses à l’idée de collaborer avec la Région. « On se demande comment ça va se passer pour le financement : ça nous coûte [plus d’un million d’euros] par an », témoigne le représentant d’une collectivité qui souhaite rester anonyme. « Si, demain, la Région prend sur son budget de fonctionnement pour le faire fonctionner, on peut craindre qu’à terme, les arbitrages ne soient pas en faveur d’un réseau optimal et performant. La Région gère des TER, elle va gérer des lignes interdépartementales, mais ils ne savent pas gérer des réseaux de transports urbains, ce n’est pas leur cœur de métier. Nous, les élus, n’étions pas favorables au transfert à la Région. Il n’y a pas beaucoup d’intérêt à le faire alors qu’on a déjà mis en place des services à notre échelle. »
L’« enjeu politique officieux » qui motive Laurent Wauquiez
Pourquoi, dès lors, forcer la main des collectivités ? Certains élus y voient un discret coup de Jarnac à l’intention du conseil métropolitain EELV lyonnais et du Sytral, son instrument pour gérer les mobilités. « Il y a un enjeu politique officieux : la Région est déjà dans le Sytral mais demain, elle pourrait représenter de nouvelles AOM proches de Lyon et avoir plus de poids pour peser dans sa gouvernance », observe-t-on dans l’une de ces communautés de communes proches de Lyon. Une prise de poids qui pourrait influencer les projets-phares des Verts, qui ont fait de la mobilité la pierre angulaire de leur mandat. Beaucoup appréhendent l’impact de la zone à faibles émissions qui endiguera les flux de travailleurs entrant et sortant du bassin lyonnais.
D’autres y perçoivent la volonté de Laurent Wauquiez de s’approprier un nouveau totem sur lequel accoler les panneaux bleus de la Région dont il est si friand. L’instant serait propice à la communication en amont des élections régionales. « L’intérêt de la Région, ce n’est pas d’aider les territoires ruraux mais de peser par rapport aux Verts et aux futures échéances régionales », souligne un cadre de droite. « Est-ce qu’elle développera les mobilités dans les territoires qui vont transférer la compétence ? Oui, parce qu’elle sera obligée de montrer qu’elle fait quelque chose : du covoiturage, de l’autopartage, des choses qui ne coûtent pas très cher mais qui ne sont pas ultra-efficaces. »
Si cette situation n’est pas exclusive à l’Auvergne-Rhône-Alpes, elle reste exceptionnelle en France. En témoigne l’Assemblée des communautés de France (AdCF), qui « se félicite de l’esprit très constructif dans lequel la majorité des Régions ont choisi d’accompagner les communautés de communes de leur ressort », mais confie à L’Arrière-Cour regretter « des positions parfois dissuasives de certaines Régions sur ce sujet du transfert de la compétence Mobilités aux communautés de communes par leurs communes membres. La Région Auvergne-Rhône-Alpes est l’une de ces Régions. »
L’AdCF appelle à la vigilance des collectivités quant aux promesses à tenir : « Il sera opportun d’évaluer les engagements [que les Régions] prennent pour développer une offre de services nouvelle et, si possible, définir contractuellement des objectifs partagés avec les intercommunalités. »
La Région tient les intercommunalités par les cordons de la bourse
Pour imposer ses décisions, la Région n’hésiterait pas à faire pression sur le portefeuille via ses subventions. Deuxième collectivité de France, l’Auvergne-Rhône-Alpes est un mécène capital des collectivités locales. Des 5 milliards d’euros de son budget annuel, elle distribue des millions aux intercommunalités au travers de ses labels : contrat ambition région, bonus ruralité, pactes régionaux, etc. Un appui financier qu’aucun élu ne souhaite risquer de perdre. « Les élus chez moi n’y sont pas très favorables mais si, demain, la Région fait pression, des comcoms vont céder », confie une collectivité de l’Ain. « Elle cofinance beaucoup d’actions sur les territoires. Je sais que, dans mon département, certaines intercos sont en train de virer. Elles ont peur de perdre les financements de la Région. » D’autant que la position des collectivités ne leur permet pas d’échanger sur un pied d’égalité avec le mastodonte régional. « Ce n’est pas simple de discuter avec la Région », soupire un président de communauté de communes rurale. « Quand il y a une grand-messe à Lyon, c’est forcément très “descendant”. Il est difficile de débattre à cette échelle. »
La question a tout de même été soulevée au détour d’un amendement lors de l’assemblée plénière du Conseil régional, par Marjolaine Meynier-Millefert, conseillère régionale LREM : « On voit la Région exercer une pression sur les EPCI [établissements publics de coopération intercommunale, NDLR] qui veulent prendre cette compétence. Une pression sous forme de chantage, disant que la Région ne fera rien… » L’élue est interrompue par Laurent Wauquiez qui balaie la remarque : « Autant, jusque-là, la conversation était technique et fondée, autant là, pour le coup, vous débordez sérieusement. On n’exerce pas la moindre chose, on essaie d’exercer une compétence de façon cohérente. » Le président d’Auvergne-Rhône-Alpes mettra fin au débat en soumettant l’amendement concerné au vote.
La Région pratiquerait-elle une discrimination financière contre les communautés de communes rebelles ? Force est de constater que l’attribution des subventions sous la mandature de Laurent Wauquiez est plus opaque que sous celles de son prédécesseur socialiste, Jean-Jack Queyranne. « Avant, les collègues avaient les critères [des subventions] sur une feuille : n’importe quelle collectivité pouvait appeler, ils étaient capables de répondre », se souvient Christian Darpheuille, secrétaire général de l’UNSA, premier syndicat de l’Hôtel de la Région. « Maintenant, si on les appelle, ils en sont incapables. Il n’y a plus de critère. Il y a [Ange] Sitbon [proche conseiller de Laurent Wauquiez et expert de la carte électorale, par le bureau duquel les subventions et investissements importants passeraient pour approbation, NDLR] qui décide, et puis au revoir. Les collègues sont désabusés. Vous imaginez : un maire vous appelle, vous ne savez pas quoi lui répondre parce que vous n’avez pas d’explication ! »
« Il n'y a plus de critère dans les attributions des affaires régionales : tout se fait à la tête du client »
La parole du syndicaliste trouve écho auprès des collectivités. « C’est compliqué d’avoir des échanges avec les fonctionnaires de la Région », relate un attaché départemental. « J’ai appelé plusieurs fois pour des dispositifs et j’ai eu des situations assez cocasses. À la moindre interrogation, ils ont peur qu’on soulève quelque chose et qu’on les mette en difficulté ! »
« Il n’y a plus de critère dans les attributions des affaires régionales : tout se fait à la tête du client, tout est sujet à discussion, le même projet peut être soutenu à 0%, à 20% ou à 80%, en fonction de qui l’a déposé », fulmine Jean-François Debat, tête de file des socialistes à la Région. « C’est un choix d’organisation permis par la loi qui autorise un président de la collectivité d’attribuer ses subventions comme il en a envie et à qui il le souhaite », rappelle de son côté Christian Darpheuille. « C’est la libre organisation des collectivités. »
Une libre organisation dont l’exécutif régional n’hésite pas à se servir pour « arroser » les siens, relève Mediapart. Le média d’investigation a épluché les comptes de la Région et révélé, le 10 mars 2021, que ses subventions vont « en priorité aux collectivités de droite ou, à défaut, à des collectivités que la droite veut conquérir ». Un exemple ? « L’habitant d’une commune dirigée par la droite a reçu en moyenne 24,50 euros de la Région entre 2017 et 2019 – c’est près de deux fois plus qu’un habitant d’une commune de gauche (13,30 euros). »
« Non seulement c’est délibéré, mais c’est un engagement de campagne de soutenir les petites communes rurales » jusqu’alors « délaissées », défendait l’entourage du président de la Région à nos confrères.
Les communautés de communes prisonnières de leur choix
Le choix des collectivités qui sera acté ce 31 mars aura un caractère quasi définitif, la Région s’en est assurée. Dans un amendement, disponible ci-dessous et voté à la dernière assemblée plénière, le cabinet de Laurent Wauquiez a biffé la possibilité offerte aux intercommunalités de se retirer d’elle-même de la convention. Elles auront désormais besoin de l’accord de la Région. « En ôtant l’item concerné, la Région privilégie donc le dialogue et le travail collaboratif », estime l’amendement. « Ça veut dire que vous ne pouvez plus décider tout seul, c’est un divorce à l’amiable », s’indigne Marjolaine Meynier-Millefert auprès de L’Arrière-Cour. « C’était une capacité d’agir et d’être libre face à l’absence d’action de la Région. C’est maintenant la négociation qui va primer. Or, la relation entre une collectivité et la Région est asymétrique ! »
Les intercommunalités insatisfaites de leur future collaboration avec la Région n’auront que deux minces portes de sortie pour reprendre la main sur les mobilités : fusionner entre elles ou créer un syndicat mixte. Deux options qui leur permettraient de négocier en commun avec la Région, mais qui les placeraient en porte-à-faux avec son exécutif. Or, au royaume des muets, le roi Wauquiez n’a pas le pardon aisé.
Sollicités, ni le cabinet de Laurent Wauquiez ni Paul Vidal, le conseiller délégué LR chargé de ce dossier, n’ont souhaité répondre aux questions de L’Arrière-Cour.
Moran Kerinec
