em>, justifie Amazon.
« Cette façon d’avancer masqué est très détestable », tance Gilles Renevier, le président de Fracture, une association opposée au projet. Le centre de Satolas-et-Bonce s’était lui aussi installé sans s’être annoncé, au point de froisser le maire du village, Damien Michallet. Selon le
Dauphiné, il a en effet peu goûté la surprise du ballet de camions de livraison dans sa commune.
Officiellement, l’étude d’impact de Colombier-Saugnieu fait référence à « une entreprise de référence du commerce électronique », qui souhaite un établissement logistique « de nouvelle génération » piloté informatiquement, avec une très forte automatisation de la préparation de commandes et de la transitique (logistique interne d’une entreprise). L’entrepôt fonctionnera en cadence « 2×8 » ou « 3×8 » tous les jours de la semaine, et sera orienté pour desservir les marchés internationaux et européens. Au total, le site disposera d’une capacité d’accueil de 1.486 employés.
Officieusement, Amazon prépare l’implantation d’une sœur jumelle de l’entrepôt logistique de Brétigny-sur-Orge (Essonne), le seul de France à être robotisé. « En plus moderne ! », vante Pierre Marmonier, le maire de Colombier-Saugnieu. L’entrepôt sera colossal : 160.970 m² de surface de plancher. À condition qu’il voie le jour : sa livraison était prévue fin 2019 mais les recours juridiques des opposants ont grippé la dynamique du calendrier.
En tête de pont de la contestation, on retrouve l’Association contre l’extension et les nuisances de l’aéroport de Lyon-Saint-Exupéry (Acenas) et la Fédération régionale des associations contre le train en zone urbaine et pour le respect de l’environnement (Fracture). Leurs griefs ? Le flux routier colossal engendré par l’e-commerce. L’étude d’impact évalue le trafic de l’entrepôt logistique à 1.002 mouvements quotidiens de poids lourds et 4.410 de véhicules légers. De quoi plomber l’air de l’Est lyonnais.
« Nos voiries sont souvent surchargées, nos transports collectifs souvent absents, tout du moins les transports efficaces qui pourraient se substituer aux voitures », gronde Gilles Renevier. « Nous sommes un peu la mine d’or de la métropole et des territoires avoisinants ; pourtant, nous sommes les oubliés de tout ce qui touche aux transports ! Nous avons porté l’affaire en justice avec l’Acenas, on a perdu une première fois, tant sur le permis de construire que sur l’étude d’impact, et fait appel en janvier 2020 contre cette décision du tribunal administratif. Nous attendons le jugement d’ici à juin 2021. » Depuis, le recours a été rejoint par l’association environnementale Les Amis de la Terre, particulièrement engagés contre Amazon, et bientôt par la Ville de Lyon.
« Par ce recours, nous voulons faire un exemple, mettre en lumière l’urgence de poser des choix économiques qui protègent notre économie de proximité et les emplois locaux qu'elle génère. »
Une collectivité en justice contre un GAFA, l’idée pourrait faire tiquer. « Un coup de com’ qui ne sert à rien », pointent les groupes d’opposition. Place des Terreaux, ce choix semble pourtant aller de soi. « On l’a fait parce qu’il y a une question d’intérêt collectif », justifie Camille Augey, adjointe à l’économie durable et locale. « On sait que le rayonnement d’Amazon va bien au-delà de la commune et de la zone sur laquelle elle s’implante : cela touchera l’ensemble des commerces de la métropole. Lorsqu’on est la Ville de Lyon, on a un poids symbolique. On est écouté, on peut être entendu. L’objectif, c’est d’entraîner d’autres acteurs publics et privés dans la transition qu’on appelle de nos vœux. Par ce recours, on veut faire un exemple, mettre en lumière l’urgence de poser des choix économiques qui protègent notre économie de proximité et les emplois locaux qu’elle génère. »
Un choix politique qui s’inscrit dans une réflexion économique plus globale. Selon une étude menée par deux économistes français du cabinet Kavala Capital et publiée en septembre 2020, les boutiquiers de l’Hexagone seraient les premières victimes de l’e-commerce. Entre 2009 et 2018, l’essor du secteur aurait entraîné 114.000 suppressions nettes dans le commerce de détail non alimentaire, contre la création de 33.000 emplois dans le commerce de gros. Soit la suppression nette de 81.000 emplois. « Chaque emploi créé en a détruit près de deux dans les entreprises de taille modeste », note l’étude. D’ici à 2028, entre 46.000 et 87.000 emplois pourraient disparaître, en fonction de la progression de l’e-commerce. Pour la municipalité, l’équation est simple : bien que l’entrepôt logistique d’Amazon se situe techniquement hors du territoire de la métropole, ce sont les petits commerces lyonnais qui en paieront la facture.
Dans l’Est lyonnais, l’intervention des écologistes passe pour de l’ingérence. « Le président de la Communauté de communes de l’Est lyonnais, la CCEL, s’est exprimé : qu’ils s’occupent de chez eux pour commencer », assène calmement Pierre Marmonier. Pour l’élu et pour la CCEL, l’implantation d’Amazon apportera à leur territoire un afflux concret d’emplois. L’édile assure avoir couvert tous les angles du dossier : « On s’est posé des questions en amont du projet : le nombre d’employés, la circulation, l’habitat… Il y aura du travail pour toutes les catégories de travailleurs. On croyait que c’étaient des emplois peu qualifiés, mais il y aura besoin d’emplois d’ingénieurs pour la maintenance des robots, sans compter tous les emplois induits. On pourrait monter jusqu’à 2.000 emplois ! » Un argument renforcé par les méthodes d’Amazon en matière de contrat de travail : « Toute personne chez Amazon est en CDI : nous n’engageons pas de CDD, que des temps pleins », assure l’e-commerçant à L’Arrière-Cour. Les collectivités seront aussi gagnantes : « Amazon paiera ses impôts fonciers sur la commune, et ses impôts professionnels sur la Communauté de communes », énumère le maire.
Pour le mouvement citoyen Alternatiba, fermement opposé à Amazon, derrière ce beau discours se cache une méthode plus pernicieuse. « Ces projets permettent à de petites communes de s’assurer une baisse du chômage, d’avoir de l’emploi pour que les jeunes ne partent pas », estime Charles de Lacombe, porte-parole d’Alternatiba dans le Rhône. « C’est cela qui séduit les maires. Et cela explique la difficulté à expliquer que ce n’est pas si bien que ça. C’est une vision court-termiste qui ne voit pas les emplois détruits dans la métropole de Lyon. »
Les leviers de la Ville et de la Métropole pour brider Amazon
L’opposition systématique ne fait pas une politique, cependant. Rue du Lac, les élus métropolitains affûtent arguments, plateformes numériques et ambitions logistiques. Autant d’outils pour répondre pied à pied aux avantages offerts par le GAFA. « Le sujet, c’est d’organiser la logistique sur le territoire du Grand Lyon pour les opérateurs indépendants qui ne sont pas déjà sur Amazon ou qui souhaitent s’en détourner », indique Émeline Baume, première vice-présidente de la Métropole à l’économie, à l’emploi et au commerce. « La solution passe par la mutualisation. Le sujet, c’est : où met-on des entrepôts communs et qui assure les livraisons ? Il faudra de la masse pour que cela fonctionne. »
De belles intentions. Mais comment les concrétiser ? Pour Émeline Baume, « une des solutions, c’est d’y aller par morceau de territoire. La zone centre Lyon-Villeurbanne est sans doute la plus pertinente. » Quant au calendrier, il faudra attendre le printemps pour que la Métropole porte une délibération sur le sujet. Le temps de se concerter avec les commerçants lyonnais, et surtout que ces derniers s’approprient ces outils : « Cela ne fonctionnera pas si les institutions imposent. Cela fonctionne par la confiance entre pairs, s’il y a une action expérimentée et validée par les commerçants. »
Pour tester les livraisons en commun entre commerçants, la Ville et Lyon Parc Auto s’orientent vers les transports décarbonés. « Nous travaillons avec les structures de livraison à vélo et les entreprises qui utilisent ces services pour tenter de les aider à se structurer, leur fournir des points physiques de regroupement, aider les artisans à adopter ce moyen de transport », éclaire Camille Augey. « La Métropole de Lyon, qui souhaite développer fortement les livraisons en vélo-cargo sur tout son territoire, aménagera dans les prochains mois des aires de livraison dans toutes les communes qui en feront la demande », a appuyé cette semaine Fabien Bagnon, vice-président aux mobilités actives.
Les exécutifs écologistes réfléchissent aussi aux méthodes pour aider les commerçants lyonnais à numériser leur offre. Tous n’ont pas le temps, les compétences ou les moyens de se créer une présence en ligne active et effective. Beaucoup se laissent séduire par la « marketplace » d’Amazon, d’accès aisé. Or, pour exposer ses produits sur la plateforme, il faut compter en 8 et 15% de commission, parfois l’achat d’un emplacement pour augmenter sa visibilité, voire la délégation logistique. De quoi réduire progressivement la marge des commerçants.
Afin de supplanter la plateforme américaine, « il faut une plateforme métropolitaine où nous pourrions mettre en avant les commerçants locaux », souligne Christophe Geourjon, élu métropolitain du groupe Construisons demain, l’opposition de Gérard Collomb. « On peut créer un outil qui permette la mise en œuvre d’une politique d’achat tout en laissant la liberté de choix », approuve l’ancien président de la Métropole David Kimelfeld, opposé de longue date à l’implantation de l’e-commerçant. « D’autant qu’une collectivité n’a pas à faire de marge. Il faut concurrencer Amazon sur son propre terrain. »
Si l’outil fait consensus, son élaboration est encore en réflexion chez les Verts. « On réfléchit à une plateforme d’e-commerce territoriale mais il faut en étudier la pertinence : on ne veut pas se tromper d’outil », justifie Camille Augey. « Mieux vaut prendre le temps de choisir le bon format, le bon cahier des charges, le bon prestataire, que de se lancer bille en tête dans une application sans utilisateurs. »
Un délai qui exaspère l’opposition. « On avait l’alignement des planètes pour la faire à l’automne, c’est à ce moment-là que les commerçants en avaient besoin et que les clients pouvaient l’utiliser », s’agace Christophe Geourjon. D’autant que certaines collectivités ont déjà mis en place leur propre « place de marché » numérique à l’automne. À l’instar de la communauté d’agglomération du Sud-Est toulousain, le Sicoval, qui a regroupé sur une même plateforme 556 commerçants de 36 communes.
Gare aux impatients, néanmoins : tous ne concrétisent pas leurs promesses de « marketplace ». Début novembre, Laurent Wauquiez garantissait ainsi la création d’une plateforme d’e-commerce régionale, un « Amazon 100% Auvergne-Rhône-Alpes ». Sans surprise, la montagne accoucha d’une souris. La plateforme Jachetedansmaregion est moins une « place de marché » qu’un annuaire en ligne des commerces de la région.
« Il ne s’agit pas de recréer un Amazon avec des produits locaux. »
Reste à persuader l’acteur le plus important d’employer ces plateformes numériques : « Le paradoxe, c’est que le consommateur, lui, a une grande facilité à aller chez Amazon », rappelle David Kimelfeld. « C’est d’abord lui qu’il faut convaincre d’acheter “local”. » Charge à la Ville et à la Métropole de détourner les consommateurs locaux du « confort » de l’e-commerce. Pour y parvenir, les écologistes souhaitent valoriser la chaleur du commerce de proximité face à l’interaction dépersonnalisée d’Amazon. « Si jamais on crée une “marketplace” locale, on insistera sur l’ancrage physique des commerçants », confirme Camille Augey. « L’idée est de dire : j’achète en ligne chez tel commerçant, localement, et en achetant chez lui je le soutiens. Il ne s’agit pas de recréer un Amazon avec des produits locaux. »
L’exécutif souhaite également consolider son argumentaire pour déterminer l’impact de l’e-commerce sur le tissu commercial local. « J’ai proposé à tous mes collègues de gauche et écolo qu’on finance collectivement une étude juridico-technique afin de trouver des éléments pour contrer l’implantation agressive d’Amazon sur nos territoires », annonce Émeline Baume. « On doit tenir sur deux pieds, et donc a minima développer un plaidoyer juste et pertinent envers nos partenaires. »
Un dernier acteur manque à la table : l’État. « Il y a deux temps à tenir : que les collectivités s’organisent pour faire des offres alternatives avec les commerçants, et que l’État contraigne, ce qui permettra à ces offres d’être compétitives », souffle Émeline Baume. « Il suffirait que l’État, dans la continuité de la circulaire “zéro artificialisation nette” qui concernait les centres commerciaux, intègre les entrepôts. Là, on a affaire à une absence de prise au nom de l’emploi instantané. C’est criminel au regard de la qualité de l’emploi et de la qualité de l’air. » Difficile toutefois de croire que ces arguments persuaderont le gouvernement d’aider Amazon à faire ses cartons.
Moran Kerinec