Pour faire face à la canicule,
L’Arrière-Cour vous propose de vous poser à l’ombre et de prendre le temps de savourer la première (il y en aura une seconde) surprise estivale que votre newsletter indépendante vous a réservée. Nous avons proposé à la guide Maud Priouzeau et à l’écrivain Raphaël Bischoff de collaborer pour imaginer ensemble une nouvelle, dans le contexte historique du mouvement des ovalistes en 1869, premier grand mouvement de grève de femmes ouvrières en France, mais souvent oublié lorsque l’on parle des révoltes de canuts. Cette nouvelle fera l’objet d’un projet d’édition dont nous parlerons à l’automne. Elle est illustrée pour notre plus grand plaisir par la talentueuse Chloé Cruchaudet, prix du public au festival d’Angoulême pour Mauvais Genre (Delcourt) et qui publiera un très bel album, Les Belles Personnes (Noctambule), en octobre. Bel été à vous toutes et tous.
Soie belle et tais-toi
Lyon, le 25 juin 1869
Ce vendredi, Louise surveillait la torsion des fils de soie grège. Elle allait, venait, le long du métier et du moulin à vapeur, à l’affût de la moindre casse de ce si précieux fil. Elle savait que si sa concentration diminuait, ne serait-ce qu’une minute, elle pourrait laisser passer une malfaçon. Elle recevrait une amende. Peut-être même serait-elle remerciée par son maître-ouvrier. Dans une heure, elle terminerait sa journée, éreintée.
À l’atelier, Louise ne s’était jamais plainte. Pas une fois. Elle avait pris l’habitude de travailler ses 12 heures quotidiennes sans se plaindre, de rester debout dans la semi-pénombre, jour après jour, sans se plaindre. Elle ne ratait aucun nœud. Non, Louise ne se plaignait jamais.
Mais depuis dimanche, tout semblait différent. Une bulle s’agitait dans son ventre. Une bulle qu’elle réprimait de toutes ses forces avant qu’elle n’explose à la surface et libère ses cris. Des cris de douleur, de peine, d’injustice, peu importe. Elle aimerait respirer. Et croquer une pêche de vigne.
Elle culpabilisa. C’était sa cousine Agnès qui lui avait mis ces idées en tête. Ça grognait dans son atelier, lui avait-elle confié dimanche dernier. Une pétition circulait, demandant de meilleures conditions de travail.
Agnès aussi était ovaliste. On les appelait ainsi : ovalistes. Les rares hommes du métier, eux, étaient désignés ouvriers-moulineurs. Ovaliste. Pourquoi pas triangulière, tant qu’ils y étaient ?
Agnès et Louise avaient débarqué à Lyon il y a deux ans déjà, grâce à un recruteur. Elles avaient quitté leur Beaujolais natal. Dans un premier temps, elles avaient toutes deux travaillé dans un immense ate…
Louise suffoquait. Elle ne s’était pas encore remise de son hospitalisation. Le médecin de l’Hôtel-Dieu lui avait conseillé de manger autre chose que sa maigre soupe quotidienne. Comme si elle avait le choix.
À l’autre bout de l’atelier, ses deux collègues s’affairaient, malingres, sourcils bas, joues creuses. Louise savait qu’elle leur ressemblait, elle n’osait même plus se regarder dans un miroir. Toutes trois dormiraient ce soir sur une paillasse.
Depuis peu, la colère montait dans l’usine de moulinage Bonnardel, lui avait annoncé sa cousine. Le travail exténuant n’était pas assez payé et les amendes pleuvaient à chaque infraction au règlement. En plus de cela, les ateliers Bonnardel avaient embauché de nombreuses Piémontaises dans le but de réduire les salaires. D’où la pétition. Les ovalistes revendiquaient une journée de travail de 10 heures (au lieu de 12) payée 2 francs (contre 1 franc 40). Pour la même tâche, les hommes étaient payés 2 francs. Faisaient-ils du meilleur travail ?
Louise n’avait pas trouvé d’arguments à lui rétorquer.
Son esprit se brouilla. Ses maigres jambes paraissaient peser une tonne, et la vapeur du moulin rendait sa respiration difficile, presque douloureuse.
Elle ne voulait pas être mêlée à toutes ces histoires. Elle rêvait d’une seule chose : rejoindre son Beaujolais. Croquer une pêche de vigne et sentir le jus acidulé titiller ses gencives.
***
Après avoir fait œuvre de charité, Adélaïde descendit les pentes de la colline de la Croix-Rousse. Au détour d’une ruelle, la plaine lyonnaise s’étendait en contrebas, à perte de vue.
Même si les pentes de la colline la rebutaient par bien des aspects, elle aimait s’arrêter quelques minutes pour contempler son nouveau lieu de vie.
Depuis trois mois, elle habitait le quartier des Brotteaux, un quartier de la rive gauche du Rhône, presque flambant neuf. Les rues y étaient larges, parsemées de coins de pelouse et copieusement arborées. Dans leur jardinet trônait même un magnifique pêcher de vigne. Quel plaisir aurait-elle en septembre à cueillir les premiers fruits !
Son mari, négociant lyonnais, avait fait construire un hôtel particulier. Leur nouvelle demeure, plus vaste – c’est d’ailleurs pour cela qu’ils avaient quitté le centre-ville –, lui demandait davantage de travail. Son emploi du temps était bien rempli : organisation et gestion du personnel à l’aube, supervision de l’instruction des enfants le matin, puis réceptions ou salons le soir. Les journées passaient si vite !
Elle rehaussa son ombrelle et poursuivit sa descente, faisant fi des odeurs nauséabondes et du bistanclaque-pan2 incessant. Vite, les Brotteaux.
Ses après-midi étaient consacrés aux œuvres caritatives. Elle revenait justement d’une visite chez les pauvres de la Croix-Rousse.
À l’aller, Adélaïde avait pris la ficelle, le funiculaire qui monte de la rue Terme au boulevard de l’Empereur. Elle s’était ainsi épargné la difficile montée de la colline, abrupte et grouillante d’activité.
À peine arrivée sur le plateau de la Croix-Rousse, Adélaïde s’était rendue au Gros Caillou. Elle aimait la légende qui entourait cet énorme bloc de pierre : les ouvriers qui avaient percé le tunnel de la ficelle n’avaient jamais réussi à le briser. Il trônait encore, majestueusement, au bout du boulevard.
Adélaïde avait ensuite parlé de sa création d’école avec deux congrégations religieuses. C’était son obsession. Une obsession qui la tenait éveillée, quelquefois tard le soir. Elle souhaitait monter une école pour les enfants de pauvres. Il fallait apporter une éducation convenable à ceux qui vivaient dans les quartiers insalubres et dont la moralité était douteuse.
D’où lui venait cette idée ? Il lui plaisait de se rappeler l’éclosion de ce projet un peu fou. Lorsqu’elle se remémorait cet événement, pitié et dégoût se muaient en un long frisson dorsal.
C’était il y a un mois environ. Adélaïde était allée accompagner sa nouvelle bonne à la boulangerie. Pour la présenter et la former. À peine eut-elle franchi la porte du commerce qu’elle avait croisé le regard d’une jeune fille. Pâle comme un nuage d’automne, maigre comme un os à ronger. Un cadavre. Pas une mendiante, non. Une travailleuse, avec un tablier. La jeune fille (avait-elle seulement vingt ans ?) ne l’avait pas saluée, trop occupée à charger des plateaux de tartelettes.
Ce fut un choc. Elle quitta la boulangerie en s’imaginant la jeune fille enceinte. Comment arriverait-elle à éduquer son enfant ? L’abandonnerait-elle à la Charité ou à l’Hôtel-Dieu ? Le jetterait-elle à la Saône ?
Depuis, l’image de ce nourrisson noyé ne la quittait plus ; elle ne pensait qu’à son école.
***
Plus qu’une demi-heure avant la fin de journée. Louise vacillait sur ses jambes. Elle peinait à rester concentrée.
La colère d’Agnès et des ovalistes des Brotteaux continuait à la tourmenter. Louise ne pouvait se permettre d’être mal vue par son patron.
Si elle était venue à Lyon, c’était pour constituer sa dot. Le dimanche, seul jour chômé, lorsqu’elle le pouvait, elle prenait le train jusqu’à Saint-Julien. Elle y retrouvait sa famille, déposait dans la main calleuse de sa mère les maigres pièces qu’elle avait réussi à économiser. Elle en profitait pour se rendre au pied du pêcher. Croquer une pêche de vigne et sentir le jus acidulé titiller ses gencives, en ramasser une autre et caresser sa peau duveteuse. Elle revenait le lundi, à l’aube, ramenant avec elle de quoi manger pour la semaine.
Quelle tête ferait papa si on la remerciait ? Il la giflerait, pour sûr. Comment pourrait-elle revenir à Saint-Julien, sans le sou ?
Et puis quoi ? Malgré la fatigue et les tâches répétitives, Louise se sentait fière. La soie qu’elle contribuait à mouliner était vendue dans tout le pays. Jusqu’à New York, même.
Elle se rendit compte qu’un fil avait cassé. Elle longea le métier, s’accroupit et raccommoda le fil avec adresse. Elle se releva et grimaça. Avec cette chaleur, ses jambes gonflaient.
Ces temps-ci, Louise restait presque toute la semaine chez ses patrons. Lorsque le travail venait à manquer, elle devait dénicher un logement et un autre travail. Il lui arrivait de travailler à la boulangerie des Brotteaux, pour aider la commerçante. Elle dormait alors chez Agnès qui venait de louer un logement avec d’autres ovalistes à la Part-Dieu.
Dimanche dernier, justement, Louise y avait dormi.
Avec sa cousine, elles avaient déambulé tout l’après-midi dans leur plus belle robe, ombrelle à la main, au parc de la Tête d’Or. Elles y avaient admiré les dames de la haute, qui elles aussi se promenaient, mais en calèche.
Sa cousine lui avait raconté que le lendemain, lundi, les ovalistes enverraient une lettre au préfet pour demander une réduction du temps de travail et une augmentation de salaire.
Elle lui avait proposé de signer la pétition. Louise avait refusé. Elle ne voulait pas que son nom apparaisse. Son patron en aurait vent. Agnès avait soupiré.
Louise remarqua que le rythme de la torsion des fils avait ralenti. Elle n’avait pas le droit de toucher au tensiomètre. C’était le travail du maître-ouvrier.
Elle s’apprêtait à appeler son patron lorsqu’une rumeur monta de la rue.
Son patron apparut aussitôt. Il ouvrit la fenêtre et resta penché quelques minutes au-dessus de la rue. Les clameurs montaient jusqu’à l’atelier, à moitié couvertes par les battements du moulin.
– Ovalistes en grève ! Journée de 10 heures payée 2 francs !
Les filles faisaient du grabuge. Que s’était-il passé ? Et le préfet ? Louise se demanda si Agnès criait, elle aussi, au bas de son atelier. Elle aurait aimé s’en assurer mais n’osa approcher la fenêtre.
Son patron fit volte-face et menaça les trois filles de son index :
– Vous mettez pas ces idées en tête !
La petite bulle explosa. Louise s’entendit hurler. Elle se précipita hors de l’atelier.
***
Heureusement que la police veillait, se dit Adélaïde. Le quartier des Brotteaux était bien trop agité. Des centaines de jeunes femmes se tenaient assises dans la rue, sur leurs malles. Il leur arrivait de scander leurs revendications. Son mari l’avait prévenue, les ovalistes étaient en grève.
Adélaïde serra les mains de ses deux enfants. Elle leur avait promis une sortie chez le glacier-limonadier. Tant pis, ils s’en passeraient, inutile de prendre le risque d’être invectivée en public, ou pire, d’être bousculée.
Son garçon rechigna à faire demi-tour, si bien qu’elle fut obligée de le sermonner. En passant près de l’église Saint-Pothin, elle croisa une ombre.
La jeune fille de la boulangerie.
Elle n’avait pas grossi. Mais sa figure avait rosi, elle riait, courait avec deux autres jeunes filles, levant toutes trois leurs jupons à mi-mollet. Adélaïde en fut choquée. Ces jeunes femmes avaient déjà une morale contestable, les mettre hors des ateliers les incitait à pratiquer le « cinquième quart » comme disait son mari. Oui, la prostitution, pensa Adélaïde en accélérant le pas.
Les mois qui suivirent, elle redoubla d’efforts pour monter son école.
***
Agnès était là, dans la rue. Louise l’eut à peine rejointe qu’elle se jeta dans ses bras. Elle pleura. Elle trahissait, elle renaissait.
Sa cousine lui raconta que la préfecture leur avait donné une réponse orale : l’administration ne se mêle pas des conflits entre patrons et ouvriers. Les filles ne s’étaient pas découragées. Le vendredi matin, elles avaient stoppé le travail à la pause de 9 heures, afin de parlementer avec les patrons à la salle de la Rotonde.
Les patrons conviés ne s’étaient même pas présentés. Ils avaient préféré rester au café La Renaissance, à côté. La grève générale était lancée.
Les premiers jours, Louise se sentit libérée, plus qu’elle ne l’avait jamais été. Elle se promenait dans les rues de Lyon, en compagnie d’autres femmes, en chantant et en veillant à ce que le travail ne reprenne pas. Il lui semblait croquer une pêche de vigne à chaque instant.
Lorsque les patrons ne s’engageaient qu’oralement, les ovalistes demandaient des promesses écrites. Sinon, elles ne retourneraient pas au travail. Louise était trop inexpérimentée pour négocier. Elle buvait les paroles des meneuses. L’une d’entre elles, Philomène Rozan, avait un tel aplomb ! Elle fixait ses yeux sur le patron et trouvait toujours une foule d’arguments convaincants. Elle se promenait, empoignant sa badine à pomme de cuivre, à la tête d’une bande de femmes.
Dès le premier jour de grève, Louise avait été obligée de vider l’atelier de toutes ses possessions. Son patron ne la logerait plus tant qu’elle n’aurait pas repris le travail. Elle dormait donc chez sa cousine à la Part-Dieu. Le soir, elles se retrouvaient toutes au café, sous le regard courroucé des hommes.
Au bout d’une semaine, les patrons n’avaient rien lâché. La vie devint plus dure, malgré les 50 centimes d’aide versés par les autres corporations ouvrières. Certains ateliers rouvrirent, protégés par la police.
L’humeur de Louise bascula dans le sombre. L’avenir lui sembla d’un seul coup flétri. Au bout de 12 jours, après une longue discussion avec sa cousine, elle se décida. Elle rentra à Saint-Julien. Le travail d’ovaliste, pour elle, c’était terminé.
Saint-Julien, septembre 1769
Louise s’approche de l’arbre. C’est son moment. La première pêche de l’année. En contrebas, les rangs de vigne gorgée de raisin attendent d’être vendangés.
Agnès est venue lui rendre visite en août. Elle est restée à Lyon, où elle travaille toujours comme ovaliste. La grève s’est essoufflée jusqu’à s’éteindre officiellement le 29 juillet. Elles n’ont pas obtenu de hausse de salaire, seule la diminution du temps de travail fut acquise.
Louise tâte plusieurs pêches, à la recherche de la plus mûre, mais pas encore gâtée. La première pêche de l’année, c’est sacré. Peut-être sur les branches supérieures ? Elle lève la tête. Elle a pris l’habitude de la lever, la tête, depuis la grève, depuis qu’elles ont occupé la rue un mois durant. Depuis qu’elle sait dire non.
Elle croque.
Maud Priouzeau
Raphaël Bischoff
1 Tuberculose pulmonaire.
2 Bruit qui correspond à celui des métiers à tisser des canuts, et qui est devenu une onomatopée dans le parler lyonnais. On l’entendait du matin au soir dans le quartier de la Croix-Rousse.
La révolte des ovalistes
Lyon, 1869. La colline de la Croix-Rousse se lève aux bruits des bistanclaques-pan en ce début d’été. L’industrie de la soie est la première industrie lyonnaise ; elle s’est installée sur les pentes de la Croix-Rousse avant de gagner les nouveaux quartiers de la Guillotière et des Brotteaux. Quand on évoque la soie à Lyon, on pense tout de suite aux canuts – les tisseurs – mais ce n’est pas le seul métier représenté. La Grande Fabrique rassemble toute l’industrie de la soie et autour de la soie, de la culture du ver à soie au dessinateur et à la mise en carton, en passant par la fabrication des étoffes et des boîtes de transport des bobines de soie. Le commerce de la précieuse matière se fait dans tout l’Hexagone et jusqu’à New York.
On retrouve donc à Lyon une multitude de métiers où les femmes ont leur place ; certains sont d’ailleurs plus féminins que masculins. C’est le cas des ovalistes, qui préparent les fils de soie grège en fil ouvré. Pour cela, il faut les torsader, les affiner, les consolider, afin d’obtenir un fil brillant et régulier. Lorsqu’un homme pratique ce métier, on parle d’ouvrier-moulineur. Les ovalistes sont principalement des femmes des campagnes environnantes de Lyon, ou des Piémontaises, venues donc du nord de l’Italie. Des jeunes filles qui viennent à la ville dans le but de constituer leur dot. Elles logent généralement chez leur patron, les maîtres-ouvriers. À la Croix-Rousse, les petits ateliers accueillent jusqu’à 20 ovalistes ; aux Brotteaux, ils emploient jusqu’à 200 ovalistes, comme chez Bonnardel. C’est un travail difficile et fatigant : une journée de travail représente 12 heures, pendant lesquelles on ne peut pas s’asseoir et la concentration est primordiale. Il faut en outre respecter de nombreuses règles pour ne pas recevoir d’amendes, qui peuvent représenter la moitié du salaire. Parfois, les coups remplacent les amendes.
Les hommes sont rares dans ces ateliers – trois tout au plus – mais ils sont payés 2 francs, alors que les ovalistes reçoivent, elles, 1 franc 40 par journée. Soit 30% de moins.
Lyon est une ville industrielle et tout au long du XIXe siècle, les ouvriers, les prolétaires se feront entendre pour améliorer leurs conditions de travail. On pense tout de suite aux grandes révoltes des canuts de 1831 et 1848, qui ont marqué la ville. Les canuts font partie des ouvriers lettrés, certains savent écrire, certaines canutes également. Cette corporation ancienne sait s’organiser, à travers par exemple la création des caisses de secours mutuel. Mais Lyon, c’est aussi une ville de femmes, celle où a lieu la première grève des femmes ouvrières en France : la révolte des ovalistes, ces jeunes femmes analphabètes qui cherchent à obtenir de meilleures conditions de travail.
Cette grève commence non pas dans le quartier des canuts, mais sur la rive gauche du Rhône. Un quartier nouvellement habitable depuis les travaux du début du XIXe siècle. Un quartier assaini où les crues ne touchent plus la plaine des Brotteaux. Les maisons sont spacieuses et en pierre, on loge ici la nouvelle bourgeoisie, à proximité du parc de la Tête d’Or. Une bourgeoisie libérale qui change la donne de la bourgeoisie traditionnelle de la ville, installée entre Bellecour et Perrache, toujours attachée à l’Ancien Régime.
Dans ce nouveau quartier des Brotteaux, de gros ateliers de moulinage occupent 50 à 200 ovalistes, et ce, 12 heures par jour. Elles logent la nuit dans des dortoirs dont les lits sont de simples paillasses. De surcroît, les salles où elles sont entassées ne sont pas chauffées. Le patron fournit le « feu », le combustible pour préparer les repas ; à elles de s’organiser par tournées pour la cuisine. Elles se nourrissent généralement de soupes très riches et de pain, afin de pouvoir tenir la journée.
Certaines, pour avoir une vie en dehors de l’atelier ou parce qu’elles sont déjà mariées, logent dans le quartier de la Part-Dieu. Elles partagent des appartements entre femmes ou vivent en famille. Vivre en dehors de l’atelier ne donne pas d’avantage sur la paie, elles doivent se loger et manger dans les gargotes aux alentours. Les Piémontaises, car étrangères, sont moins payées encore que les ouvrières françaises. Comme pour les campagnes alentour, des recruteurs sont envoyés dans le nord de l’Italie et promettent de bons salaires et, pour celles qui viennent de loin, une prise en charge du transport. La réalité est tout autre. Les frais sont à la charge des travailleuses.
Un travail long et éreintant, un salaire faible et des repas pauvres : voilà qui provoque des maladies chez un grand nombre d’ovalistes. Beaucoup d’entre elles font des séjours à l’hôpital, car elles n’ont pas les moyens d’être traitées à la maison. Elles souffrent le plus souvent d’ulcères, d’œdèmes aux jambes, provoqués par les 12 heures de travail debout, et non reconnus comme maladie professionnelle. On rencontre aussi de nombreux cas de phtisie (tuberculose pulmonaire), qui sera bientôt reconnu comme maladie liée au travail. Les séjours à l’hôpital vont d’une semaine à plusieurs mois.
17 juin 1869. La révolte proprement dite commence. Les ovalistes font des demandes d’augmentation de salaire et de réduction du temps de travail. Pour avoir davantage de poids, une pétition circule dans les grands ateliers des Brotteaux.
21 juin. Les dames et demoiselles écrivent une lettre au préfet dans laquelle elles exposent la pénibilité d’un travail qui débute à 5 heures du matin et se termine à 7 heures du soir (avec deux heures de pauses au total), pour un salaire de 1,40 franc par jour, ce qui ne permet pas de vivre décemment. On leur répond oralement que « l’administration ne peut intervenir dans les questions de travail ou de salaires entre le patron et les ouvriers ».
25 juin. Elles s’organisent et, à la pause de 9 heures du matin, informent leurs patrons qu’elles quittent le travail et qu’ils sont les bienvenus pour une réunion à la salle de la Rotonde à 15 heures. Les meneuses de l’opération visitent les ateliers proches et parlent de ce rassemblement. Cette réunion réunit presque 2.000 ovalistes et certains ouvriers d’autres corps de métier. Quant aux patrons, ils ne sont qu’à quelques rues de là, réunis au café La Renaissance, rue de Créqui. La vie en collectivité dans les ateliers de moulinage et la bonne organisation de ces femmes assurent le succès de cette première réunion. Les grévistes ne prennent pas la parole lors de cette réunion, mais la donnent à un écrivain public, monsieur Bosquier. C’est à lui qu’incombe la charge de relater les conditions de travail et de transmettre leurs demandes, soit une augmentation de 60 centimes la journée et une réduction de deux heures de travail pour celles qui logent hors de l’atelier, et d’une heure pour celles qui y sont logées. On donne alors la parole aux patrons… qui ne répondent pas. Des discussions houleuses traversent la foule. Le porte-parole incite les femmes au calme. La réunion se termine vite, de petits groupes de femmes se mettent à discuter. Un incident éclate lorsqu’un patron interpelle une ovaliste grossièrement et que celle-ci se jette sur lui en l’insultant et le frappe au visage.
Vers 17 heures, c’est décidé, elles vont faire cesser les ateliers où l’on travaille encore. Elles passent en bandes et s’organisent pour se rendre dans les quartiers de la Guillotière et de la Croix-Rousse. Elles font grève en dehors des ateliers, accaparent l’espace public, font du bruit, se promènent tout simplement, des choses extrêmement choquantes pour une époque où ces femmes sont habituellement cloîtrées dans leurs ateliers.
En 24 heures, pratiquement toutes les machines à vapeur des métiers sont arrêtées. Ni les patrons ni la police, qui surveille de loin le mouvement, ne s’attendaient à cela. Les premiers jours de grève se passent dans le calme, des rassemblements se forment mais uniquement pour s’assurer que le travail n’a pas repris. Seuls quelques ateliers familiaux continuent le travail, après avoir donné une promesse verbale de se plier aux exigences des ovalistes si les grands patrons le font.
26 juin. Négociants et chefs d’atelier se réunissent afin de parler du problème de la grève des ovalistes. Ces femmes se sont fait entendre mais les négociants demandent aux patrons de laisser traîner, de ne pas augmenter les salaires – de toute façon, les commandes sont basses et cela pallie un futur problème de chômage partiel. Ils demandent également d’embaucher des Piémontaises supplémentaires afin de casser la grève.
Cela rassure moyennement les patrons qui sont 250 à se réunir le lendemain au café-restaurant Les Montagnes gauloises, proche du parc de la Tête d’Or. Ils se décident pour la fermeté : toutes les grévistes qui ne reprennent pas le travail seront expulsées des ateliers. Les forces publiques sont mises au courant et l’on attend d’elles un soutien fort.
Du côté de la classe ouvrière, le 26 juin est aussi marqué par une vraie solidarité envers ces femmes. Les ouvriers-moulineurs rejoignent leurs rangs, ainsi que d’autres corps de métier qui les nourrissent. Des articles dans la presse sont consacrés à ce mouvement féminin. Les ovalistes se réunissent dans les bars le soir, au côté des hommes ; on les voit tard dans l’espace public. Ce virage, bien que prometteur, est le premier pas vers le retrait de la voix des femmes de ce mouvement, bien que la présidence soit toujours assurée par Philomène Rozan. Une nouvelle pétition voit le jour, qui n’est plus adressée par les dames et demoiselles ovalistes mais par le « ils ». Dans les signataires, on retrouve 40 ouvriers-moulineurs qui signent de leur nom et seulement six femmes, avec la mention « illettrée » à côté de la croix.
Ceci dit, la grève ne cesse pas, les femmes tiennent ferme leurs positions et se font remercier des ateliers. On voit des centaines d’ovalistes assises sur leurs malles dans les rues, attendant et cherchant un logement provisoire. Comble de l’immoralité des ouvrières aux yeux des bourgeois, elles logent parfois chez leurs camarades masculins. Elles occupent de plus en plus l’espace public, en habits du dimanche, avec robe et ombrelle. Se promènent en ville et au parc de la Tête d’Or. Chantent. Continuent de se réunir pour faire cesser le travail. Et parlent parfois de casser les machines à vapeur qui actionnent les métiers.
La colère est surtout dirigée contre l’atelier Bonnardel qui, aidé en cela par les forces de l’ordre, fait venir des Italiennes par train. Celles-ci doivent aller de la gare de Perrache jusqu’aux Brotteaux escortées par la police. Seulement six d’entre elles iront travailler. Les négociants et patrons pensaient pouvoir casser la grève en faisant appel à une main-d’œuvre moins chère et en exacerbant la xénophobie. Mais ce fut l’inverse : les Italiennes rejoignent le mouvement.
28 juin. Les premières arrestations ont lieu. Les hommes surtout se font prendre, même si des femmes écopent de quelques jours voire un mois de prison. Le travail reprend peu à peu en attente de la suite. Chez Bonnardel notamment, les tensions montent, des rassemblements se forment tous les soirs, et les carreaux de l’atelier sont cassés par des jets de pierre.
Les ressources finissent par s’amenuiser et certaines femmes sont obligées de retourner vivre à la campagne, tandis que d’autres reprennent le travail afin de gagner quelques sous. La solidarité des Lyonnais, en effet, n’est pas suffisante.
11 juillet. La commission des ovalistes se réunit une nouvelle fois à la Rotonde. La présidence est toujours assurée par Philomène Rozan, accompagnée de six femmes et onze hommes. Sur le millier de personnes réunies, on ne compte plus guère d’ovalistes – il y a principalement des hommes. À l’ordre de la réunion, on pose la question des moyens de redistribution des 1.590 francs de la section lyonnaise de l’Association internationale des travailleurs (AIT). Les sections internationales de l’AIT peuvent également porter secours et doubler l’aide à 1 franc par jour. Mais pour cela, la corporation des ovalistes doit adhérer à l’AIT. L’adhésion a déjà été faite, en réalité, puisque l’événement est relaté dans la presse lyonnaise la veille, pour les 8.000 ovalistes et pour la somme de 25 centimes par an. L’orateur, Oscar Testut, revient rapidement sur les demandes des grévistes. Il juge que l’augmentation de salaires de 1 franc 40 à 2 francs pour les ovalistes est trop importante : mieux vaut ne demander qu’un abaissement de la journée de travail à 10 heures. Pour les ouvriers-moulineurs, en revanche, on reste sur une augmentation de 2 francs à 3 francs par jour. On demande également aux ovalistes qui ont un bon patron de retourner au travail, car « il faut savoir terminer une grève ». La salle ne réagit pas trop. Le lendemain, la plupart des ovalistes retrouvent leur poste. La grève ne continue dès lors que dans les ateliers où cela a vraiment « chauffé ». Dans la semaine, la presse annonce que, si les patrons-moulineurs acceptent oralement la réduction du temps de travail de deux heures, la plupart des patrons refusent désormais de loger et de fournir le « feu » aux ovalistes.
14 juillet. À partir de cette date, les aides internationales arrivent, mais trop tard pour de nombreuses ovalistes qui ont déjà repris le travail.
29 juillet. La grève est déclarée terminée. Les ovalistes en sortent avec une réduction du temps de travail de deux heures et l’adhésion à l’AIT par une corporation féminine.
La grève des ovalistes est malgré tout une grande victoire. Elle a germé à Lyon mais s’est répandue dans les campagnes alentour, où les dévideuses, ces femmes qui travaillent dans les fabriques de pâte alimentaire, ont rejoint le début du mouvement. Les ovalistes ont mené une grève organisée, et qui suit la procédure, par une demande écrite du préfet. De leurs patrons, elles attendent des promesses écrites, alors que la majorité de cette corporation est analphabète. Quand il le faut, elles font usage de la violence : elles ne brisent pas les métiers mais les machines à vapeur, brisent les vitres des ateliers. Elles se lient en front, font la fête par groupes dans les rues, déambulent et chantent, se promènent, ce qui choque pratiquement l’ensemble d’une société qui pense la femme uniquement dans le rôle de mère et de gardienne de la maison.
La société sera également très frappée par ces centaines d’ovalistes qui se retrouvent à la rue, assises sur leurs malles. On reprochait déjà aux ouvrières de pratiquer le « cinquième quart » afin de subvenir à leurs besoins, car elles n’étaient pas assez payées. Pour la société, l’usine-pensionnat est un très bon moyen de contrôler la moralité de ces femmes. Durant toute leur vie, on surveille leur moralité, dans le foyer à l’enfance, au travail à l’adolescence et au début de l’âge adulte, et enfin via le mari. Ce qu’on craint le plus, ce sont les libertines. À l’issue de la grève, bon nombre de patrons ne reprendront pas ces employées. Elles échappent ainsi au regard moralisateur du patron, moyennant une vie plus dure financièrement.
Menée et organisée par des femmes durant plus de 12 jours, cette grève a été remarquée internationalement. Si, peu à peu, la parole publique leur a été retirée, elles obtiennent tout de même gain de cause pour l’une de leurs revendications : une réduction du temps de travail de deux heures. Sans oublier l’adhésion de 8.000 ovalistes à l’AIT, avec une proposition faite à Philomène Rozan de prononcer un discours lors du congrès de Bâle. Mikhaïl Bakounine et deux autres hommes viendront représenter ces ovalistes.
Lyon reste un terreau fort, durant le XIXe siècle et au début du XXe, pour les revendications sociales. Les femmes y ont eu leur place. Et l’on retrouve un peu plus tard une grande figure du mouvement ouvrier féminin à Lyon : Marie-Louise Rochebillard, qui créera deux syndicats d’ouvrières exclusivement féminins.
Maud Priouzeau
Pour aller plus loin :
• Nouvelle histoire de Lyon et de la métropole, de Paul Chopelin et Pierre-Jean Souriac (Privat)
• Le dictionnaire historique de Lyon, de Patrice Béghain, Bruno Benoit et Gérard Corneloup (Les Cuisinieres-Sobbollire)
• La Révolte des Ovalistes, d’Éva Thiébaud & Nathalie Vessillier, Les rues de Lyon n°30 – excellent mensuel en BD, abonnez-vous ici 🙂
• La grève des ovalistes, de Claire Auzias et Annik Houel (Atelier Creation Libertaire)