tée.
Manu (les prénoms ont été changé) a d’abord refusé de parler de son métier de chef de cantine dans un collège de Lyon car il n’a « rien à dire », n’éprouve « plus aucune fierté à travailler » en cuisine collective. Pourtant il connait bien son métier, il exerce dans la restauration collective depuis 20 ans. Dans son uniforme blanc impeccable, calot vissé sur la tête, il en impose. Il est entouré de quatre collègues, agents de la ville elles aussi, tenues hygiéniques de rigueur. Il est 10h30, rien ne cuit dans la cuisine, tout est déjà prêt, tout a déjà été livré. Mêlée aux produits désinfectants, une odeur douceâtre de viande, cuite à basse température de nuit pour faire des économies. Une viande qui n’a pas pu développer ses sucs. « C’est difficile à servir, la viande tombe en petits morceaux. On reconnait encore la forme de la tranche de viande, mais quand on la prend avec la spatule, elle tombe en miettes », explique une des agentes qui sert les repas au quotidien. Immédiatement, ses collègues la rejoignent pour renchérir, et l’amertume pointe dans chaque prise de parole : « Les enfants ne mangent que du pain. A la fin du service si on ne fait pas attention les derniers n’en ont plus et ne mangent rien du tout », confie ainsi l’une d’elle. Une autre approuve : « Hier les enfants n’ont rien mangé, pourtant c’était purée-viande, mais même cela ils n’y touchent pas. Des enfants refusent systématiquement le plat maintenant. » Une autre conclut, comme un crève-coeur : « On a des désinscriptions. Moi, si j’avais mes enfants dans cette cantine, je les sortirais. » Et cet aspect peu engageant est confirmé par les adultes déjeunant à la cantine, à écouter ce qui se dit dans la salle des profs. « C’est dégueulasse » lance une enseignante qui assure y manger régulièrement.
Il n’y a pas que dans les collèges que les personnels de cantine ont perdu le plaisir de leur métier. Les mêmes mots sont prononcés dans les écoles de la ville de Lyon, où nous nous sommes rendus. « Des fois, c’est un petit peu catastrophique quoi, ça part tout à la poubelle », lâche Josette, responsable d’une cantine dans une petite école. Bientôt à la retraite et décrite comme « dévouée et très professionnelle » par ses collègues, elle déplore la masse des tâches administratives qui a remplacé les gestes du cuisinier. « Tout est en barquettes. Les omelettes je sais pas comment c’est fait, mais bon c’est pas avec les vrais oeufs, comme on fait à la maison. La viande ça laisse à désirer, c’est trop gras. » Si l’ensemble de ces témoignages restent subjectifs, un chiffre vient leur apporter du crédit : celui du gaspillage de denrées alimentaires, qui serait en moyenne de 115 grammes par assiettes dans les établissements scolaires selon l’Ademe.
Comment sommes-nous parvenus à ce que des professionnels dévoués, assurant une mission noble et essentielle, aient ainsi perdu la fierté de leur métier ? Tous savent en tout cas dater l’apparition de leur mal-être : il coïncide avec l’apparition des cuisines centrales. Pour faire face à des normes sanitaires complexes, et surtout faire des économies, beaucoup de collectivités ont en effet fait ce choix et fermé les cuisines dans les écoles. La ville de Lyon a ainsi inauguré la sienne en 2014, à Rilleux-la-Pape, sur 5000 m2. C’est l’un des trois leaders français de la restauration collective, Élior, qui l’exploite. Il a depuis bien fait parler de lui avec le scandale de la cuisine centrale de Thiais, après que des boulons et des vis aient notamment été retrouvés dans de la nourriture destinée aux enfants des crèches de la banlieue parisienne . (Secrets d’info, France Inter, Os, vis, plastiques… Quand les repas des bébés posent des questions d’hygiène).
Sur le papier, les menus proposés par la ville de Lyon sont assez exemplaires : d’après la diététicienne Béatrice Molière, consultante en restauration collective que nous avons interrogée, ils sont plutôt équilibrés, quoiqu’un peu gras, et sont en bonne voie pour répondre aux objectifs de la loi EGalim, qui impose 50% de produits durables ou sous signes d’origine et de qualité dans la restauration collective publique à partir du 1er janvier 2022. La ville et Élior affichent les chiffres de 40 % de bio, 25 % de produits à la fois bios et locaux. Alors qu’est-ce qui cloche ?

Coquillettes immangeables
Le problème réside dans le principe même des cuisines centrales, celui dit « de la liaison froide ». Les denrées sont préparées, cuites puis refroidies dans une cellule de refroidissement, où elles passent de 63 à 3°C en deux heures. Elles sont ensuite maintenues en chambre froide avant d’être acheminées dans les restaurants des écoles. Avec le système de liaison froide, fini les frites du jeudi… Le conditionnement en barquettes et la liaison froide imposent un choix de recettes : viandes et poissons en sauce, légumes en gratin. Si la charte nutritionnelle est respectée, le plaisir n’est pas au rendez-vous. « Le bon exemple ce sont les coquillettes, nous explique Béatrice Molière, laissez-les dans votre frigo trois jours et réchauffez-les dans la barquette. C’est immangeable. »
Les industriels proposent nombre de produits ultra-transformés comme le cordon-bleu, tristement célèbre pour sa composition en peau et cartilage de dinde, faux fromage autrement dénommé « spécialité fromagère ». Concernant l’offre végétale, elle aussi rendue obligatoire par la loi EGalim, il s’agit souvent de produits eux-aussi ultra-transformés, issus de chaînes de production extérieures (steaks et boulettes de légumineuses, lardons végétaux…).
Mais l’exemple qui revient le plus dans les entretiens est l’omelette. « Carrément dégoutante », à l’unanimité. Une recette simplissime qui dans les mains des industriels devient alors un produit nouveau, à la texture caoutchouteuse. Rappelons que contrairement à ce que la légende urbaine dit, les vrais oeufs, avec leurs coquilles, ne sont pas interdits en cuisine collective ! Pourtant les cuisines centrales préfèrent utiliser la version industrielle avec conservateurs, bien moins contraignante. « Si je veux faire une omelette maison, j’ai besoin de trois cuisiniers et trois sauteuses pendant quatre ou cinq heures », explique Thierry Audemard, directeur de la cuisine centrale de Villeurbanne, qui est en régie publique. Cet expert de la restauration collective, riche de ses trente ans d’expérience, n’hésite pas à ouvrir les portes de sa cuisine et à faire goûter ses plats, qui bénéficient sans doute d’une logique moins portée sur la rentabilité qu’en délégation de service publique. Plusieurs candidats, comme Nathalie Perrin-Gilbert (Lyon en commun) ou Bruno Bernard (EELV) ont d’ailleurs fait de la cuisine centrale publique de Villeurbanne un modèle à suivre, la preuve que l’on peut améliorer la qualité de ce qui est servi aux enfants sans que cela soit un gouffre financier, ni une gageure administrative. Cela fait naturellement la fierté de son directeur, mais même lui, au bout de la discussion, relève les limites de la liaison froide. Il confie même sa conviction que « le système des cuisines centrales ne perdurera pas dans le temps. »
« Est-ce que la maman cuisine mieux que le prestataire ? »
À la métropole de Lyon, il n’est pourtant pas envisagé de remettre en cause le modèle des cuisines centrales. Pas plus d’ailleurs que leur délégation à des opérateurs privés : « C’est un choix idéologique », assume Éric Desbos, élu de la métropole et membre de la commission permanente éducation, collège, et actions éducatives. « La DSP, ça peut être un bon système. C’est une vision de la société. Nous avons 2,8 millions de repas par an à fournir, nous pensons être sur le bon chemin. Il faut que cela soit tenable. On est dans une répartition à bonne taille, et on impose un cahier des charges exigeant aux prestataires, nous sommes pro-actifs. Abolir le système de prestataires ? C’est démago. Est-ce que la maman cuisine mieux que le prestataire ? », questionne-t-il. On aurait envie de lui répondre que, si ce n’est pas le cas, il serait vraiment souhaitable que les collèges forment les futurs papas et mamans à cuisiner mieux que ce qui leur est servi pour l’instant tous les jours à la cantine…
Une enquête réalisée par Esther Schlegel

Des alternatives existent
La cantine de Mouans-Sartoux (PACA), est un modèle pour les municipalités souhaitant changer leur mode de fonctionnement : 100% des repas sont à la fois bios et locaux, et cela sans faire exploser les prix (de 2 à 6,80 € en fonction des familles). Pour la ville, le coût des denrées d’un repas en 2016 revient à 2,04€ et le repas tout compris à 10,57€. Soit sensiblement le même coût qu’à la ville de Lyon (10€ en 2013). Et les coûts de revient n’ont pas explosé non plus dans les 5e et 10e arrondissements de Paris, lorsqu’ils ont remis des cuisiniers dans les écoles. Un défi rendu possible grâce à un travail en circuit-court avec des petits producteurs du bassin parisien et de Normandie, la suppression des intermédiaires, la baisse des coûts de logistique et de conditionnement des produits et enfin une composition des menus adaptés à l’offre des producteurs selon les saisons.
Quels sont les candidats les plus ambitieux ?
Les programmes des différents candidats jouent aux enchères sur les chiffres : objectif 50 % de produits bio et 60 % de produits locaux dans les cantines scolaires et restaurants administratifs pour la liste LR d’Etienne Blanc. 50% également pour Renaud Payre et sa liste de la gauche unie, doublée d’une volonté de travailler avec l’agriculture de proximité en circuit court. Qui dit mieux ? Atteindre 100 % de bio pour tous les produits et orienter vers du 100 % bio local pour le programme de David Kimelfeld. Pour cela, fixer des paliers progressifs, au fur et à mesure que les agriculteurs locaux auront pu augmenter leurs productions en produits bios, notamment grâce au soutien de la Métropole, en commençant par 100 % de fruits, légumes, féculents et légumineuses issues de l’agriculture biologique. 100% de bio pour Bruno Bernard également, qui souhaite renforcer les liens entre la métropole et les productions locales, fermes et terres agricoles. Ce dernier encourage le modèle de régie publique mis en place par Thierry Audemard à Villeurbanne.
C’est également le choix de Lyon En Commun. La liste de Nathalie Perrin-Gibert fermerait la cuisine centrale de Rillieux-la-Pape dès 2022, pour en ouvrir trois nouvelles en régie publique. Les cantines ne reviendraient donc toujours pas dans les écoles, mais s’en rapprocheraient. En revanche, elle propose d’auditer le prestataire Élior d’ici là pour s’assurer du respect de charte instaurée par la ville. En charge des programmes agriculture et alimentation pour Lyon en Commun, Barthélémy Chenaux propose de miser sur un travail de pédagogie avec les enfants et un vrai plan de formation pour les personnels de cantine accompagné d’une revalorisation salariale. Le programme souhaite également rédiger des marchés publics pour créer de nouveaux partenaires avec des coopératives locales. A l’échelle de 80 km, il propose de réglementer le foncier agricole et rural pour aider à l’implantation de nouvelles terres agricoles. Il souhaite l’arrêt strict de l’artificialisation des sols.
Un discours repris assez largement, puisque Gérard Collomb s’est lui aussi engagé sur ce terrain, souhaitant la mise en place de filières de circuits courts à 100 km autour de la métropole.
A l’échelle la plus restreinte Etienne Blanc (LR) souhaite donner accès à un potager ou verger à chaque école dans la ferme urbaine de son arrondissement. Mais pour quel rendement ? Et surtout des légumes pour quoi faire s’il n’y a personne pour les cuisiner ?
Le programme de David Kimelfed se fixe pour objectf de trier 100 % des déchets et composter 100 % des déchets biodégradables : la Métropole installerait notamment des composteurs dans tous les collèges, avec une animation spécifique en lien avec les personnels du collège et les élèves. Le compost produit serait réutilisé pour les espaces végétalisés des collèges.
Fausse fin du plastique
La loi EGalim vise l’interdiction des contenants alimentaires de cuisson, de réchauffe et de service en plastique en restauration collective des collectivités locales en 2025.
Malgré tout, les contenants actuels sont des barquettes en plastique, dans lesquelles les repas sont conditionnés par 5 ou par 8. Imaginons le nombre de barquettes correspondant aux 24 600 repas livrés par jour… Pour les remplacer, la ville de Lyon met en place des tests avec des contenants en fibre de canne à sucre depuis novembre 2019, qui sont appelés à se généraliser.
Un mode alternatif qui ne convainc pas forcément. « Il sont peut-être même pire » selon le collectif Cantines sans plastiques… un film plastique étant obligatoire pour rendre les barquettes étanches. La solution réside dans des contenants en inox, très coûteux et plus bien plus lourds à gérer pour la plonge et les livraisons dans le système actuel. Pour l’instant, deux listes s’engagent à signer à Charte du collectif Cantines sans plastiques et donc à revoir le système de conditionnement en barquettes : EELV et Lyon En Commun.
Guide des bonnes pratiques
Le rapport Think Tank Terra Nova sorti en janvier 2020 donne des propositions concrètes pour aider les municipalités à rentrer dans la transition alimentaire comme par exemple mettre en place une prime à l’investissement pour les cantines, garantir aux employés un volume horaire suffisant et reconnaître la pénibilité de leur travail, changer le statut juridique des écoles et des cantines et reconnaître le temps du repas comme un temps éducatif, rendre la gouvernance alimentaire plus transparente, créer des conseils de politique alimentaire à l’échelle locale…
La formation des cuisiniers constitue la clé de la réussite. Le collectif Les pieds dans le plat propose d’accompagner les collectivités et leurs employés dans des démarches locales pertinentes à travers des ateliers de techniques culinaires, de nutrition, éducation au goût.
Former le personnel de cantine à servir une alimentation saine et digne crée du lien social entre les élèves, leurs familles et la collectivité.
En chiffres
Le marché de la restauration collective (scolaires, entreprises, santé, prisons, armées…) est l’un des premiers marchés de France avec 20,2 milliards d’euros. Environ 70% des collectivités sont en régie directe et 30% en délégation de service publique.
En France, de la maternelle au lycée, deux enfants sur trois déjeunent à la cantine au moins une fois par semaine, selon l’Anses.
Pour la ville de Lyon et donc les cantines des écoles maternelles et élémentaires, la gestion des cantines est déléguée à l’entreprise Élior. Elle sert en moyenne 24 600 repas par jour dans ses 126 restaurants scolaires des écoles maternelles et élémentaires.
Pour la métropole (les collèges), la situation est plus compliquée : sur les 79 établissements publics, 24 (depuis 2018) sont en DSP, 38 en régie et 17 sont hébergés, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de service de restauration in situ. Deux prestataires se disputent ce marché : Scolarest et Élior. Pour harmoniser cet ensemble, la métropole a mis en place tout récemment un référentiel ) visant à poser des règles communes aux différents types de gestion.