
Si elle n’a pas tenu toutes ses promesses, la mobilisation du 10 septembre a tenu en haleine. Parti d’un appel citoyen, le mot d’ordre de « bloquer la France » s’est décliné à Lyon en blocages épars, barricades bricolées et cortèges dissous à coups de gaz lacrymogène, porteurs de revendications multiples. Un reportage de Camille Huguenot.
Le 10 septembre est dans toutes les têtes depuis l’appel lancé par Christine, une citoyenne anonyme, sur TikTok le 14 juillet 2025. Une vidéo largement partagée et reprise sous toutes ses formes. Notamment par le site « Bloquons tout », qui ferme quelques jours plus tard mais qui donne le mot d’ordre : mettre la France à l’arrêt.
Deux mois plus tard, à Lyon comme dans de nombreuses villes françaises, des appels à mobilisation se sont multipliés. Les réseaux sociaux, notamment Telegram, ont pris le relais, hors des cadres syndicaux traditionnels. Dans la capitale des Gaules, plusieurs assemblées générales ont préparé la mobilisation.
Premiers blocages avant l’aube
À 6 h 30, la mobilisation débute avant le lever du soleil, place des Archives, dans le 2e arrondissement. Selon la préfecture, 200 à 300 personnes sont présentes. Quelques minutes après le début du rassemblement, un jet de lacrymogènes plonge la place dans un nuage de gaz. Le cortège se replie vers le quai Perrache, à proximité de l’A7 et de la M7. Après un rapide blocage des routes, il se scinde sous les jets de gaz lacrymogène : un groupe bloque la M7, l’autre le pont Gallieni.




Pierre*, 50 ans, déjà présent lors du mouvement des Gilets jaunes, explique sa motivation : « C’est un ras-le-bol de Bayrou et de Macron. Nommer Lecornu, c’est un bras d’honneur, je pense que ça nous a encore plus motivés. Je viens en soutien aux jeunes, car il y a peu de vieux. Ça s’annonce bien, c’est pour ça que je suis venu. Là les gens sont calmes dans les voitures, c’est bien, mais ils vont s’énerver. »
Pierre ne se trompe pas. Une automobiliste s’exclame : « J’ai des factures à payer, je dois aller bosser… Fallait pas voter Macron ! » Seule exception pour les ambulances, pour lesquelles les barricades se lèvent. Le soleil émerge doucement. Les voitures font demi-tour tandis que les manifestants scandent : « Macron démission ! »
Taxer les riches
De petits groupes circulent pour récupérer du matériel, principalement de chantier, afin d’ériger des barricades. Parmi eux, Julie*, 26 ans, travailleuse sociale, raconte : « Je vois les coupes budgétaires qui poussent à des prestations au rabais. Et que ce soit toujours les riches qui touchent des dividendes et toujours nous qui sommes très taxés… Je veux bien participer, mais que tout le monde le fasse. »
Un argument de plus en plus porté, notamment depuis la proposition de la taxe Zucman, un impôt annuel de 2 % sur les patrimoines dépassant 100 millions d’euros. Adoptée à l’Assemblée nationale le 20 février, rejetée par le Sénat le 12 juin.
L’économiste Gabriel Zucman dresse un constat d’inégalité face à l’impôt : les grandes fortunes paient proportionnellement moins d’impôts que le reste de la population (les Français versent près de 50 % de leurs revenus, alors que les milliardaires contribuent à hauteur de 27 %, selon ses chiffres). Sa proposition fait débat encore aujourd’hui, mais auprès des manifestants, le slogan « Taxez les riches » prolifère.
À 7 h 36, les forces de l’ordre interviennent près du pont Gallieni et dispersent le groupe avec des jets de gaz. Une partie traverse le pont pour finalement occuper le pont de l’Université. Après un nouveau jet de gaz vers 8 h 30, les groupes se dispersent, laissant derrière eux des barricades éparpillées.
Gilets jaunes et étudiants côte à côte
Au rond-point de la Feyssine, près du périphérique Laurent-Bonnevay, le rendez-vous était donné à 7 h pour un blocage : « Ça a duré jusqu’à 8 h 30, mais quand on a essayé de prendre le périphérique, ça a gazé », raconte une manifestante revenue sur place. La foule s’est alors dispersée. À 9 h 27, il ne reste plus que quatre personnes qui profitent du coin « buvette » avec un petit café. La foule revient peu de temps après, les bras chargés de matériel pour les barricades. Composée de jeunes et de Gilets jaunes. Chaque voie du rond-point est rapidement bloquée. Ici aussi, la nomination de Sébastien Lecornu au poste de Premier ministre ne passe pas : « C’est du foutage de gueule, il n’y a pas le moindre effort de faire semblant », lance Cyrille*, vêtu d’un gilet fluo.



Certains se réclament du syndicat des Gilets jaunes, comme Pascal, venu « pour que les gens se réveillent. Tant qu’ils ont une demi-patate, ils ne bougent pas. On est content de voir les étudiants, qui ont du mal à se nourrir. Mais c’est aussi pour les retraités, pour le pouvoir d’achat, c’est la misère, notre salaire d’ouvrier qui ne bouge pas. » Le syndicaliste de 61 ans voit le mouvement Gilets jaunes comme apolitique, une caractéristique présente au départ de l’appel au 10 septembre, qui a depuis pris une couleur plus à gauche. « On est contents d’avoir les étudiants, c’est la relève, il faut continuer sur les prochains jours jusqu’à ce que le gouvernement comprenne que c’est fini. »
À 10 h, face à l’énervement des automobilistes, le barrage devient filtrant. Des militants distribuent des tracts, comme Damien, étudiant de 23 ans : « À court terme, ça les embête, mais à long terme, le péril est bien plus grand. Nous sommes là pour leur faire prendre du recul, leur faire réaliser qu’on est dans un État censé être démocratique et que ce n’est pas par plaisir qu’on a recours à ce genre de blocage. » Si des manifestants expliquent avoir trouvé un accord avec les forces de l’ordre pour maintenir le blocage jusqu’à 11 h, des renforts arrivent et dispersent les manifestants à 10 h 37 avec une charge et des gaz lacrymogènes.
Le grand rassemblement de midi
Le seul événement autorisé par la préfecture est le rassemblement prévu à 12 h, place Guichard, dans le 3e arrondissement. À la même heure, à Paris, François Bayrou cède Matignon à Sébastien Lecornu. À Lyon, entre 8.000 personnes (selon la préfecture) et 15.000 (selon les militants) se rassemblent sur une place qui déborde. Des drapeaux syndicaux (CGT, Solidaires), politiques (NPA), palestiniens et kanaks flottent dans la foule. Sur un côté de la place, un discours de la CGT, qui avait prévu un stand pour l’occasion ; sur l’autre, une fanfare en musique.


Beaucoup de causes sont portées aujourd’hui. Pour Camille*, agroécologiste, « la loi Duplomb, c’est un énorme retour en arrière. Les médias font la pluie et le beau temps, mais on veut se faire entendre. » Pour la trentenaire, nommer Lucie Castets Première ministre serait un début de prise en compte des revendications.
Ce n’est pas l’avis de tous. Sur des pancartes ou dans la bouche de Sébastien, militant de La France insoumise, une seule issue est évoquée : la destitution ou la démission d’Emmanuel Macron. « On n’a pas le choix de venir ici : le petit Jupiter, il faut qu’il tombe, c’est pour ça qu’on est là. Changer de Premier ministre, ça ne sert à rien. »
Roger, 59 ans, en fauteuil roulant, dénonce la proposition de François Bayrou de fin de la prise en charge à 100 % des affections de longue durée (ALD) : « C’est la merde, mon fauteuil coûte 40.000 euros. On se moque de nous, ce sont toujours les mêmes qui doivent faire des économies. » Travailleur à la Direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités, il ajoute : « On reçoit des gens qui dorment dans la rue, qui sont exploités par leur patron, et on n’a pas les moyens de leur venir en aide. »
Après-midi sous tension
Vers 13 h 20, le rassemblement se divise : un cortège part vers les quais du Rhône, l’autre vers la Part-Dieu, en manifestation non déclarée dans le périmètre interdit par la préfecture. À 13 h 40, une sommation précède des jets de gaz lacrymogène sur les manifestants des quais de la Guillotière. Un nuage de fumée qui provoque un mouvement de foule et une dispersion des manifestants. Le jeu du chat et de la souris commence. « Il faut que le mouvement se prolonge, les mobilisations plus pacifiques ne marchent pas », juge Jolan, étudiant, accompagné d’Alaia. « Il faut changer le fonctionnement du pays. Ce n’était pas mieux avec les anciens présidents, ça ne fonctionne pas, en fait ! »
Le cortège navigue dans l’arrondissement, continuellement gazé, tandis que certains manifestants reçoivent du sérum physiologique pour soulager les yeux et la peau. À 15 h, ils rejoignent la place Guichard, le seul lieu autorisé. L’arrivée des CRS déclenche des chants, quelques jets de bouteilles mènent à une charge policière. Le cortège se dédouble à nouveau : l’un vers Perrache, l’autre vers Bellecour. Les forces de l’ordre dispersent les petits groupes, et à 16 h 47, il ne reste plus qu’une trentaine de personnes qui finissent par s’éparpiller.
« C’était super répressif, le nombre de policiers était disproportionné », estime Elias, manifestant venu avec son amie Lili, qui ajoute : « On nous a cloisonnés, on est devenus muets. Mais c’est un début de quelque chose… Tant qu’on n’est pas entendus, ça continue. Il faut privilégier le blocage, c’était une bonne idée. »
Une journée sans fin
Le dernier rendez-vous de la journée a lieu à 20 h sur le quai de la Guillotière, sous une pluie fine et avec peu de matériel. Les manifestants font le bilan : « Les manifs, c’est bien, mais il faut intensifier les blocages », scande un homme au micro. « On est nombreux, on est mobiles, on peut courir plus vite », ajoute une militante.

Alors que les prises de parole continuent et rappellent les mesures de sécurité, quelques feux d’artifice éclatent dans le ciel pour marquer la fin symbolique de la journée. L’arrivée des forces de l’ordre sur le pont côté quai Jules-Courmont perturbe l’assemblée : elles se rapprochent progressivement, les militants aussi, plaçant deux poubelles à terre. Les CRS envoient du gaz lacrymogène, provoquant un intense mouvement de foule. Les manifestants s’éparpillent dans les rues proches, relançant spontanément une manifestation dans la ville.
Sur l’ensemble du département du Rhône et de Lyon, 1.300 membres des forces de l’ordre ont été mobilisés au cours de la journée, et 25 personnes interpellées selon la préfecture.
Camille Huguenot