
À Sainte-Foy-lès-Lyon, dans la résidence Esprit Domaine, Franck (à gauche) est arrivé un mois plus tôt. Il est accueilli par l’animatrice, Marie, et un voisin, Hamid. « J’habitais à Saint-Étienne où personne ne me parlait : ici, on peut parler avec tout le monde, et je ne me sens pas jugé », affirme-t-il.
Lancé en 2019 comme une solution d’habitat alternatif pour les personnes âgées et en situation de handicap, l’habitat inclusif arrive dans une phase de creux. Alors que les acteurs tirent un bilan globalement positif, certains appellent à un changement d’échelle et à une politique globale pour l’habitat et le vieillissement, afin d’être à même de s’adapter à la transition démographique. Une enquête de Massimo Goyet.
« On est comme une grande famille », lance Yacoub du haut de son balcon du premier étage. À Sainte-Foy-lès-Lyon, sur les six bâtiments de la récente résidence Esprit Domaine, deux constituent une résidence intergénérationnelle, qui totalise 34 logements sociaux, dont 10 sont adaptés aux personnes âgées. Ils bénéficient de l’« aide à la vie partagée », qui permet de financer l’animation de cette résidence réalisée par l’entreprise lyonnaise Récipro-Cité, spécialisée dans l’habitat intergénérationnel. On parle dès lors d’habitat inclusif.
La résidence a ouvert ses portes voici moins de deux ans. Hamid était l’un des premiers à y emménager. Il raconte qu’autour de la maison des projets (la salle de vie commune), de nombreux moments conviviaux sont organisés chaque semaine. Parfois, c’est simplement une discussion autour d’un café, d’autres fois des ateliers préparés par l’animatrice, Marie, ou un résident.
500 habitats inclusifs dans la métropole
La spécialité d’Hamid, c’est le jardinage. En faisant le tour des plantes, il confie : « Comme j’adore les plantes, j’ai préparé les jardins partagés. Maintenant, ce sont les autres qui s’en occupent. » Alors qu’il vit une période de dépression, durant laquelle il dit s’isoler, la présence de Marie et de ses voisins l’aide vraiment : « Je me sens accompagné. Parfois, je ne fais que passer, puis je m’installe et je discute. » Comme ce matin. Simplement venu imprimer un document en milieu de matinée, il ne repart qu’à midi de la maison des projets.
« La différence est notre force, on essaie de ne pas se juger. » Pour Marie, animatrice arrivée en juin, l’important est d’instaurer un cadre où chacun peut se sentir à l’aise. S’il existe une différence entre l’idéal et la réalité du terrain, faite aussi de conflits de voisinage et de relation, elle regrette que le modèle ne soit pas plus développé. « Il faudrait qu’il y en ait partout ! »
La métropole lyonnaise comprend actuellement 21 habitats inclusifs. Cela représente des logements pour 326 personnes, dont 173 personnes âgées et 153 personnes en situation de handicap. Quelque 17 résidences devraient voir le jour d’ici à 2029.
La politique de l’habitat inclusif est encore jeune. Ce type d’habitat a été défini juridiquement pour la première fois en 2018 dans le cadre de la loi ÉLAN, avec la mise en place d’un forfait habitat inclusif pour assurer son financement. En 2020, Denis Piveteau et Jacques Wolfrom ont remis au Premier ministre le rapport Demain, je pourrai choisir d’habiter avec vous !, qui aboutira à la création de l’aide à la vie partagée (AVP), une aide financière qui remplace le forfait inclusif et permet le financement des projets collectifs des habitats inclusifs.
Période de creux
L’habitat inclusif a connu une première croissance avec notamment une phase « starter » durant laquelle la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) finançait 80 % du coût de l’AVP en laissant 20 % aux départements. Dans la période actuelle, cependant, « les collectivités sont presque toutes en pause », note Nathaël Torrès, directeur d’agence AURA chez Récipro-Cité. La répartition est passée à 50 % pour les départements : « Ils continuent à financer les projets sur lesquels ils sont engagés, mais ne mobilisent pas de fonds supplémentaires. »
Il plane également une incertitude sur le moyen terme, du fait que les financements de l’AVP pour les projets existants sont prévus pour sept ans. Une inquiétude pour les porteurs de projet : « On commence à entendre des bruits de couloir sur la pérennisation de l’AVP, mais il n’y a rien d’officiel », rapporte Nathaël Torrès, lui-même auteur d’une thèse sur l’habitat intergénérationnel. Pour ce qui touche à l’habitat senior, « on est dans une période de transition ».
Une personne sur trois aura plus de 60 ans en 2050
Plusieurs initiatives vont dans le sens d’une politique publique plus large sur l’habitat intermédiaire, qui recouvre toutes les formes d’habitat entre l’institution et l’habitat isolé. Denis Piveteau et Jacques Wolfrom ont repris la plume en janvier 2025, indiquant dans une note : « L’intérêt suscité par l’habitat inclusif montre qu’il faut maintenant voir plus loin que ce seul dispositif et envisager plus largement tous les modes de vie répondant à la définition très large du “chez soi, sans être seul”. »
Ils estiment que ces formes d’habiter « doivent aujourd’hui trouver leur cohérence et leur impulsion en étant saisies, ensemble, comme objets d’une même politique publique ». C’est pourquoi ils proposent « la constitution d’une instance permettant un pilotage interministériel dynamique ». Dans le même temps, la CNSA a lancé un travail sur l’habitat intermédiaire avec pour objectif de fournir des propositions d’ici à la fin de 2025.
Ces évolutions réjouissent Nathaël Torrès, qui milite pour prendre de la hauteur en matière d’habitat inclusif : « Il faut pérenniser l’habitat inclusif, mais cela ne doit pas être le seul outil de la politique publique liée à l’habitat et au vieillissement. En effet, cela ne saurait correspondre à l’échelle de la transition démographique. »
Selon le dernier recensement de l’INSEE, la part des personnes de plus de 60 ans est actuellement de 27 %. Elle devrait augmenter à près d’une personne sur trois d’ici à 2050. La DREES estime quant à elle que plus de 90 % des personnes de plus de 60 ans vivent actuellement à leur domicile.
Pour Bernadette Paul-Cornu, dirigeante de Familles Solidaires, association qui gère des habitats inclusifs, les porteurs de projet sont en attente d’une prise de position des politiques publiques. Et sur le thème précis de l’habitat inclusif, elle regrette qu’il n’y ait « plus de pilote dans l’avion », notamment depuis la fin des réunions régulières de l’Observatoire national de l’habitat inclusif. Elle estime par ailleurs que, tant qu’une réforme des Ehpad ne sera pas menée, il sera difficile d’envisager un vrai développement de l’habitat intermédiaire : « C’est un gouffre financier pour les départements. »
« Il faut changer les mentalités »
Pour Sophie Audrain, directrice du Réseau de l’habitat partagé et accompagné (Réseau HAPA), qui accompagne près de 250 projets, l’habitat inclusif est avant tout une solution de logement de droit commun. Elle rappelle que l’habitat inclusif existait avant la loi ÉLAN et que des acteurs continuent à s’engager dans le secteur. « Ce n’est pas plus facile de monter un projet depuis la loi ÉLAN et le financement de l’AVP », prévient-elle, rappelant que ces projets prennent du temps à se mettre en place, car ils nécessitent de travailler en amont avec les futurs habitants pour instaurer une vraie démarche participative.
Sophie Audrain rappelle qu’avec environ 3.000 habitats ouverts ou en projet, l’habitat inclusif reste marginal en France. Le Réseau HAPA attend des politiques publiques un cadre plus soutenant, avec un rôle de pilotage et d’impulsion réel. « Il faut changer les mentalités ! »
Pascal Blanchard, vice-président de la Métropole de Lyon chargé des solidarités, confirme que, pour le moment, la collectivité est « en stand-by » sur l’habitat inclusif, et s’engagera sur de nouveaux appels dès qu’elle le pourra. Sur les évolutions vers l’habitat intermédiaire, il approuve l’ambition d’« élargir la palette ». « Certaines personnes veulent une réelle vie collective partagée, d’autres non. Plus la palette sera large, plus les gens y trouveront leur bonheur. »
Massimo Goyet