erait bon à prendre. Notons quand même ici que les tensions dans le système hospitalier découlent en partie de décennies de flux tendu et d’« optimisation » de leur gestion : la résilience s’oppose bien souvent à l’efficience. Une des promesses de la 5G est la possibilité d’une généralisation de la chirurgie à distance. Or, cette agilité pourrait fermer d’autres marges de manœuvre à moyen terme. En particulier, la généralisation d’une médecine en ligne accélérerait la disparition des hôpitaux de proximité. En cas de panne ou de mouvement social long, aura-t-on formé suffisamment de médecins pour soigner « en présentiel » ?
« La 5G fournit les capacités technologiques d’un contrôle social encore plus poussé. Souhaite-t-on réellement faciliter une telle révolution, et ses dérives ? »
Il suffit de voir la transition en cours vers la vidéoconférence pour comprendre comment une évolution sociale peut advenir rapidement, une fois qu’elle est rendue technologiquement faisable. Inutile de dire que la fragilisation des liens sociaux pourrait alimenter des tensions économiques. Veut-on vraiment créer les conditions d’une grève générale au moment même de relancer l’économie ? À plus long terme, augmenter l’efficience numérique permettrait à nos données d’être partagées encore plus rapidement, plus finement et plus largement. La 5G fournit donc les capacités technologiques d’un contrôle social encore plus poussé. Souhaite-t-on réellement faciliter une telle révolution, et ses dérives ?
L’attrait de la 5G générerait un effet rebond énergétique
Dans son acception la plus large, la résilience n’implique pas seulement un rebond, mais aussi une robustesse dans la durée1. La 5G est-t-elle un ingrédient de cette longue trajectoire ? On trouve de nombreuses solutions résilientes dans la littérature scientifique comme dans notre histoire. Par exemple, les systèmes d’irrigation ou de gestion des parcelles de montagne depuis 500 ans, décrit par l’économiste et prix Nobel Elinor Ostrom, correspondent à des systèmes réellement robustes dans le temps long2. Ces systèmes, leur acceptation, leur adaptation, leur gouvernance, ont traversé les épidémies, les guerres, les sécheresses… Manifestement, ils ont su s’adapter, voire se transformer. Il s’agit de réels systèmes complexes au sens d’Edgar Morin3, c’est-à-dire intégrant l’ensemble des interactions, pour en assurer la stabilité.
C’est peut-être ici que l’étymologie de la résilience donne sa pleine mesure : la prise en compte des aspects systémiques sur le long terme, et notamment l’effet rebond. Quand une technologie consomme moins d’énergie à usage constant, comme la 5G par rapport à la 4G, elle devient plus attrayante, donc son usage s’amplifie. Finalement, elle induit une consommation plus grande d’énergie. Il n’y a rien de nouveau ici. Cela a été démontré depuis longtemps et dans de nombreux secteurs. C’est même avec le charbon que William Stanley Jevons énonce cet effet dès 18654. Il existe de nombreuses déclinaisons de l’effet rebond, par exemple pour les embouteillages : quand on ajoute des voies à une route, cette route devient en général plus attractive, et les bouchons empirent5. Que faire alors ? Dans le cas des embouteillages, le gouvernement français a semble-t-il compris l’effet rebond associé, puisque construire de nouvelles voies n’est plus à l’ordre du jour. Au contraire, la vitesse sur les autoroutes est réduite sur certains tronçons (de 130 à 110 km/h) et cela suffit à homogénéiser la vitesse du trafic routier et à réduire les embouteillages6. Il semble donc que l’on sache déjouer l’effet rebond pour la circulation par une forme de sobriété. Pourquoi ne le considère-t-on pas pour la 5G ?
Les objets connectés par la 5G alimenteront une consommation, une dispersion, une pollution et des tensions géopolitiques liées aux éléments rares
À travers son gain de débit de données, la 5G ouvrira la porte à une généralisation des objets connectés7. Cela impliquera à son tour une augmentation significative de la consommation de matériaux nécessaires à leur fabrication. Rappelons ici qu’un objet connecté, tel qu’un smartphone, contient la plupart (60 à 80%) des éléments chimiques de la Terre. S’il existe de vastes réserves pour certains éléments, des tensions adviendront inévitablement dès lors que la quantité de l’élément le plus rare et non substituable deviendra limitante. Il suffit de considérer l’apparition des mafias du sable (de construction, issu des océans et des rivières) pour comprendre comment une ressource apparemment abondante génère d’ores et déjà de telles tensions8.
« À l’heure où les ressources vont devenir rares, veut-on créer des dizaines de milliards d’objets connectés non fonctionnels à terme et impossibles à recycler ? »
Un autre effet collatéral de la multiplication des objets connectés est la dispersion d’infimes quantités d’éléments rares, donc impossibles à recycler. Il faut d’ailleurs noter ici que la phase la plus longue de la vie d’un produit manufacturé est la fin de vie : dans la durée, un nouveau produit est surtout un nouveau déchet. À l’heure où les ressources vont devenir rares, veut-on créer des dizaines de milliards d’objets connectés non fonctionnels à terme et impossibles à recycler car trop complexes en éléments ? Veut-on également encourager une double pollution, lors de l’extraction minière d’éléments minéraux rares et lors de la mise au rebut d’objets ? Veut-on créer les conditions de tensions géopolitiques entre États plus ou moins riches en ressources ?
La voie de la 5G acte le choix d’une addition économique au détriment d’une transition écologique
Soyons plus optimistes : la 5G ne va-t-elle pas au contraire remplacer des technologies passées, plus polluantes ? Très peu de technologies ont été remplacées au cours des deux derniers siècles. La plupart des nouvelles technologies s’empilent sur les technologies existantes. Ainsi, nous n’avons jamais tant brûlé de charbon que dans la dernière décennie au niveau mondial9. De même, la 4G continuera de cohabiter avec la 5G, au moins pendant un certain temps à l’échelle mondiale.
Certains diront que la conscience écologique s’éveille déjà dans les pays les plus riches, et qu’il suffit de passer ce cap à l’échelle mondiale pour voir advenir un monde développé et respectueux de son environnement. Cette « courbe de Kuznets » n’est pas vérifiée : aujourd’hui, les 10% des pays les plus riches émettent 50% des émissions de CO2, quand 50% des pays les plus pauvres n’en émettent que 10%. En général, être riche coïncide avec des activités plus polluantes : prendre l’avion plus souvent ou acheter un SUV. Là encore, la richesse permet l’addition, et l’addition joue contre la transition. Il faudra bien réduire nos impacts, et donc consommer mieux, mais surtout consommer moins ! La 5G renouvelle un soutien à la société de la surconsommation digne des Trente Glorieuses.
La 5G reflète une vision anthropocentrée de la santé
Considérons dès lors la 5G sous l’angle sanitaire. Les ondes de la 5G sont à plus hautes fréquences et seraient donc moins invasives. Elles ne passeraient même pas la barrière de l’épiderme10. Comme nous disposons de très peu de recul sur les ondes de la 4G, il paraît délicat de qualifier l’innocuité sanitaire de la 5G naissante. On peut toutefois s’interroger dès maintenant sur l’étroitesse d’un débat qui considère la santé humaine sans prendre en compte les autres vivants. Si l’anthropocène marque la fin du dualisme nature-humanité11, il serait temps de considérer l’effet de nos activités sur les non-humains de façon plus systématique. En particulier, les écologues et entomologistes avertissent les pouvoirs publics depuis très longtemps sur les effets potentiellement nocifs des champs électromagnétiques sur les insectes, et leur capacité de navigation12.
« Nos futurs métiers seront peut-être dans le numérique mais plus sûrement dans les champs. Pour commencer, nous aurons besoin de pollinisateurs humains ! »
Outre les effets directs des ondes sur les insectes, la course à la performance et le soutien à une économie de surconsommation sont les carburants de la crise climatique. Les impacts sur la biodiversité pourraient devenir irréversibles, au moins à l’échelle de la civilisation humaine13. Or, les écosystèmes ne sont pas seulement des objets culturels ou des lieux de promenade ; ils filtrent notre eau, produisent notre oxygène, servent de tampon aux fluctuations de l’environnement, nous nourrissent… La valeur des services écosystémiques dépasse le PIB mondial14. Veut-on vraiment accélérer l’effondrement de ces services actuellement gratuits ? Dans le scénario d’une course en avant sans considérer la santé commune, c’est-à-dire la santé dans toute sa complexité, nos futurs métiers seront peut-être dans le numérique mais plus sûrement dans les champs. Pour commencer, nous aurons besoin de pollinisateurs humains ! C’est déjà le cas dans les vergers du Sichuan en Chine, où des humains ont remplacé les insectes éradiqués15.
La 5G est-elle « intelligente » ?
Un dernier argument : le numérique et la 5G feraient battre le cœur des smart cities, et apporteraient donc un formidable soutien à la frugalité. On peut s’en réjouir… mais une nouvelle fois, adoptons la méthode scientifique et considérons les faits. Les technologies de l’information et de la communication consomment 10% de l’électricité mondiale. YouTube à lui seul a besoin de l’équivalent d’une centrale nucléaire pour fonctionner. La 5G ouvrira la voie au cloud gaming et aux voitures connectées qui vont demander l’échange de milliards de données. Combien de centres de données faudra-t-il refroidir pour stocker et diffuser ces données ? Les technologies de l’information et de la communication pourraient consommer 20% de l’électricité mondiale dès 203016. L’effet rebond est en marche. Et ces projections ne tiennent compte que de l’énergie nécessaire à l’usage, la moins élevée…. Si l’on prend en compte l’ensemble du cycle de vie des centres de données, antennes, objets connectés, etc., combien d’énergie et de ressources faudra-t-il pour les construire et les démanteler ?
Revenons alors aux définitions. L’« intelligence » est trop souvent réduite à l’efficience, et elle est le plus souvent exprimée en valeur relative : par personne, par kilomètre, par seconde. Toutefois, cette approche atteint ses limites, et plus exactement sa limite terrestre – il n’y a qu’une Terre et les conséquences ne peuvent s’exprimer qu’en valeur absolue. Comme pour la santé, notre vision de l’intelligence trahit une vision réductionniste du monde. L’« intelligence » devrait plutôt être définie comme une capacité d’adaptation. Si la 5G réduit nos futures capacités sociales, énergétiques, écosystémiques ou sanitaires, ne va-t-elle pas plutôt réduire notre intelligence ?
Une autre trajectoire
Quel contre-modèle proposer ? Cantonner les 5G-sceptiques à des Amish s’éclairant à la lampe à huile reflète une très grande paresse intellectuelle. Il existe des solutions, qui font appel au numérique mais dont l’objet est la soutenabilité plutôt que la vitesse17. L’enjeu du numérique pour sa survie, et donc sa propre résilience, n’est probablement pas dans la 5G mais dans cinq lettres, SOBRE :
– S pour sobriété (comment le numérique peut-il réduire les usages ?) ;
– O pour obsolescence déprogrammée (peut-on inventer des objets numériques réparables facilement ?) ;
– B pour binaire (pour augmenter les capacités de stockage des données, faut-il dépasser les limites du code binaire à 2 lettres, par exemple avec un code ADN à 4 lettres18 ?) ;
– R pour ressources (peut-on créer des outils numériques entièrement basés sur le carbone photosynthétique, sans éléments rares ?) ;
– E pour environnement (le futur du numérique dépendra de son intégration sans impact négatif dans les cycles du vivant).
Autant de sujets qui sont nettement plus ambitieux en termes d’innovation qu’une cafetière connectée, et qui devraient précéder tout déploiement d’une technologie si controversée. La 5G est une vraie question politique, à la croisée de la pensée simpliste court-termiste et de la pensée complexe résiliente. Nos décideurs ont tout en main pour faire les choix les plus éclairés, sans même besoin de lampe à huile.
En fin de compte, pourquoi prendrait-on cette autre voie ? Pour entrer en résonance avec le monde19. Pour éprouver ce sentiment d’émerveillement face à l’inconnu. Pour être Terrien. La course à un progrès technologique si simpliste revient à oublier que cet émerveillement n’existe que par sa part d’imprévu, d’inconnu. Une forme de sous-optimalité fertile largement partagée dans le monde vivant, et indispensable à sa résilience20, mais dont nous nous éloignons toujours plus. En contrôlant le monde, en l’asservissant, on se coupe par la même occasion de le sentir, d’entrer en résonance avec lui et, ce faisant, on s’asservit soi-même et l’on asservit les générations futures à ce dogme. Peut-être le débat en cours sur la place du numérique dans nos vies est-il l’occasion de prendre un tournant, de réajuster nos besoins à ses limites, d’accepter d’attendre, de désirer sans savoir pour enfin éprouver le plaisir d’« être » au monde.
Diana Martin de Argenta, ingénieure-enseignante, département Génie mécanique, Institut national des sciences appliquées de Lyon
Olivier Hamant, directeur de recherche à l’INRAE, membre de l’Institut Michel-Serres, École normale supérieure de Lyon
Références
1. Folke, C. et al. Resilience Thinking: Integrating Resilience, Adaptability and Transformability. Ecol. Soc. 15, (2010).
2. Ostrom, E. Governing the commons: the evolution of institutions for collective action. (Cambridge University Press, 1990).
3. Morin, E. Science avec conscience. (Éditions du Seuil, 1990).
4. Jevons, W. S. The coal question: an inquiry concerning the progress of the nation, and the probable exhaustion of our coal-mines. (Macmillan & Co, 1865).
5. Braess, D. Über ein Paradoxon aus der Verkehrsplanung. Unternehmensforschung Oper. Res. – Rech. Opérationnelle 12, 258–268 (1968).
6. El Mokhtari, M. Pourquoi ne peut-on toujours pas empêcher les bouchons ? Le Monde (2017).
7. Roussilhe, G. La controverse de la 5G. https://gauthierroussilhe.com/fr/projects/controverse-de-la-5g (2020).
8. Combe, M. La pénurie de sable, c’est pour bientôt ! (2018).
9. Ritchie, H. & Roser, M. Fossil Fuels. Our World Data (2017).
10. Carpentier, A. La 5G est-elle dangereuse pour votre santé ? Le Monde (2019).
11. Serres, M. Le contrat naturel. (Éditions F. Bourin, 1990).
12. Thielens, A. et al. Exposure of Insects to Radio-Frequency Electromagnetic Fields from 2 to 120 GHz. Sci. Rep. 8, 3924 (2018).
13. Barnosky, A. D. et al. Approaching a state shift in Earth’s biosphere. Nature 486, 52–58 (2012).
14. Costanza, R. et al. Changes in the global value of ecosystem services. Glob. Environ. Change 26, 152–158 (2014).
15. Boycott, R. The crucial role cities can play in protecting the honeybee. The Guardian http://www.theguardian.com/environment/2010/dec/16/crucial-role-cities-honey-bee (2010).
16. Jones, N. How to stop data centres from gobbling up the world’s electricity. Nature 561, 163–166 (2018).
17. Bihouix, P. L’âge des low tech: vers une civilisation techniquement soutenable. (Éditions du Seuil, 2014).
18. Extance, A. How DNA could store all the world’s data. Nature 537, 22–24 (2016).
19. Rosa, H., Mannoni, O. & Rosa, H. Rendre le monde indisponible. (2020).
20. Hamant, O. Pour s’adapter, il faut s’inspirer du vivant et cesser d’optimiser à tout prix. Libération (2020).